Patrick Tarres | Spectaculaire aléatoire

Spectaculaire aléatoire

Difficile d’évoquer le spectaculaire sans convoquer directement ou indirectement la pensée de Guy Debord qui, dans La société du spectacle, critiquait le fétichisme de la marchandise pour dénoncer le pouvoir aliénant de cette dernière au service du capitalisme. Nous ne nous y attarderons pas car nous devrions aujourd’hui en être convaincus.
À l’heure où tout ce qui peut faire image fait spectacle, le champ de spectacularisation s’étend au-delà de toute éthique, posant ainsi la question esthétique qui sépare le spectaculaire du sublime, au sens de pouvoir et effectivité de l’oeuvre d’art. Les artistes invités à participer à cette 14e édition de + si affinité ne font pas spectacle, pourtant ils jouent avec nos sens jusqu’à les troubler, ils peignent le grandiose pour le dépeindre ou le dessinent à dessein, invoquent le merveilleux comme le monstrueux, érigent le minimal en monumental ou l’inverse, installent des décors et pratiquent le faux, utilisent le son, l’image et les nouvelles technologies, leur palette d’effets semble empruntée au cinéma comme au spectacle vivant

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Ce qui est différent, c’est la propension qu’ont ces acteurs de l’art contemporain à faire place
à l’expérimentation, au hasard et à l‘accident, c’est peut-être en cela que réside la différence, leur spectaculaire est aléatoire. La programmation artistique de Spectaculaire aléatoire fut le fruit d’un co-commissariat, comme il est d’usage entre l’AFIAC et les acteurs du réseau d’art contemporain de Midi-Pyrénées. Les deux commissaires que j’ai eu le plaisir d’inviter à partager cette aventure artistique et humaine furent : Valérie Mazouin, directrice artistique du centre d’art La Chapelle Saint-Jacques à Saint-Gaudens et Arnaud Fourrier, directeur du centre d’art au Pavillon Blanc, Médiathèque / Centre d’art de Colomiers.
Quelques pièces semblèrent sortir de terre ou s’y enfouir, des pierres tombales, une sculpture totémique et un buffet de vernissage dans un trou à même le sol, je pense à Rémi Groussin, Laurent Lacotte, Abdelkader Benchama ou Maëva Barriere. D’autres ne furent perceptibles qu’avec une bonne acuité visuelle, une certaine attention ou une bonne dose d’imagination, ce fut le cas pour les oiseaux de poussière de Lionel Sabatté, le jardin à la Françoise de Laurence Cathala, la dentelle de Marie Dainat ou l’univers sonore d’Ingrid Obled. Avec Hugo Verlinde une maison fut transformée en vaisseau spatial qui décolla en direction d’Altaïr, l’étoile la plus brillante de la constellation de l’aigle.
Ce dernier fait partie des quatre artistes invités par mes soins. Ses hôtes, après quelques légères hésitations, confièrent la plus grande partie de leur espace de vie à l’artiste plasticien et numérique. Hugo Verlinde plongea le lieu dans l’obscurité la plus profonde pendant trois jours durant. Le public entrait par un sas occultant et se retrouvait plongé dans un jaillissement lumineux inouï, pendant une dizaine de minutes une sensation d’apesanteur étourdissante transformait le regardeur en voyageur égaré, comme aspiré par l’abîme interstellaire. Une fois l’oeil habitué et les pieds revenus en pesanteur, on distinguait un patio vitré au centre de la pièce, à l’intérieur, quatre écrans rectangulaires et verticaux captaient des parcelles de l’image projetée. Ce dispositif semblait produire la dispersion de cette vision stellaire dans l’ensemble du lieu. Paroxystique, l’effet cinématographique et fictionnel n’entachait en rien la poétique et l’esthétique de cette proposition de voyage au coeur de l’infini intime et de l’espace mental. À la source, un ordinateur et des courbes mathématiques, rien de très sensuel pour le commun des mortels, pourtant Verlinde réussit cette union entre le sensible et l’intelligible. Il parle de la pureté du matériau mathématique, de ces courbes que les mathématiciens nomment transcendantes. « L’infini se manifeste graphiquement par deux courbes résolument contraires. L’une ralentit son rythme à mesure qu’elle progresse (logarithme) quand l’autre décolle vers le bleu à une allure vertigineuse (exponentiel). Ces deux infinis s’alignent sur un axe vertical et traversent mon corps de la tête aux pieds. Puis deux petites vagues (cosinus et sinus) sorties d’un cercle d’or viennent toucher mon coeur. Mes bras s’écartent et embrassent l’horizon. De cette croix, je vois naître et s’épanouir une multitude de mondes » (1). Une deuxième pièce fut installée sur l’espace public, place du Four, où des pans de voile diffractaient à l’infini les images de carré magique. Ici aussi, l’éclatement du cadre et des surfaces nous plongeait en immersion totale dans l’imagerie de l’artiste. Indéniablement, ce poète de l’image génère du spectaculaire. L’aléatoire n’est cependant pas étranger à sa pratique puisqu’il s’agit bien d’art génératif.
C’est au bout d’un chemin qui contournait un gros corps de ferme qu’après avoir perçu des sonorités évoquant l’accompagnement d’un rituel nous tombions sur une stèle porteuse d’une inscription lapidaire et élégiaque : NOUS. Coutumier des matériaux précaires et des installations éphémères, Laurent Lacotte nous surprend avec ce monument de pierre gravé ; est-il commémoratif, funéraire ou religieux ? C’est ici que commencent les questionnements riches et complexes que l’artiste aime induire par son travail d’instigateur poétique à la portée critique clairement assumée. Qui est ce NOUS ? NOUS tous, ou les hôtes de l’artiste qui vivent en colocation dans cette grande maison où chacun est sensé trouver sa place dans un vivre ensemble concerté ? Si nous reprenons les mots de l’artiste, un postulat optimiste ne tient pas le choc. (Les utopies collectives, l’histoire nous le rappelle trop souvent, si belles soient-elles, sont vouées à la dissolution des groupes. Quels qu’en soient les déclencheurs, les chemins jadis liés reprennent leur quête solitaire. En amour, dans le travail, mais aussi dans la séparation inévitable liée à notre condition mortelle (2). Les oeuvres de Laurent Lacotte ne sont cependant ni désespérées ni exemptes d’humour, elles fonctionnent plutôt comme des alertes. « Lors des médiations, je me revois dire au public : « Regardez cette stèle et voyez plutôt ce qui NOUS attend si NOUS ne saisissons pas le défi de vivre ensemble à bras-le-corps ». Par ailleurs, j’ai souhaité que tous les membres de la colocation participent au projet dans son entièreté. Le graveur a donc gravé, l’ébéniste a donc réalisé le socle en acacia et les musiciens ont composé une boucle sonore de 1 min 13 s (3). Minimale et froide, cette pièce convoque des sensations fortes et c’est en cela qu’elle est spectaculaire, la peur de la mort, la nôtre, celle des autres et de l’humanité toute entière, quoi de plus aléatoire que la mort.
Pour Maëva Barriere, la mort a un goût. « Manger l’art au sein de la terre active le sens de la mort comme petite mort du plaisir esthétique et gastronomique. Il s’agit de creuser la distance esthétique, entre le spectateur et l’aliment, pour offrir une relation sacrée du goût à caractère monumental : du tombeau à la pyramide mexicaine, au bain romain, un rectangle de 8 m sur 3 m aspire le paysage dans ses profondeurs. Le goût est une offrande déposée sur un sel de lumière au sein de la terre nourricière. En collaboration avec le Lycée Hôtelier Renée Bonnet, le goût active l’espace immaculé du noir au rouge plaisir : des pains à l’encre de seiche et parmesan en forme de ligne, de petits seins noirs couronnés de pâte d’amande rose, et des seins rouges à pâte morte (Arnaud Vienne), des boudins noirs à la pistache, des carottes à la grenadine (Olivier Marchi), des fleurs noires en sucre, des mille feuilles rose-violet de saumon et betterave, des carrés noirs chocolat et son jus rouge au piment d’espelette (Nicolas Edru), des bijoux à la grenade prisés en gelée de Sake (Vincent Letienne) et des ronds de chèvre noircis sur lit de vin (Xavier, fromager). La gourmandise est couleur, ligne, point comme projection d’un dispositif plastique à ingérer, afin de saisir le geste et le mouvement du spectateur dans sa réception aléatoire. Telle une palette comestible, l’oeil enjambe les formes, les couleurs, les textures, activant un déplacement imaginaire du corps. Le corps alimentaire prend forme. L’idée est d’amener le spectateur à segmenter son propre corps et goûter l’image de sa propre mort. Spectaculaire de l’être, volant ou rampant, l’animal est un humain qui adapte son comportement en tant que mangeur d’une oeuvre d’art » (4).
La « cerise sur le jardin » c’est que l’hôte de Laurence Cathala se prénomme Françoise. La pièce réalisée s’appellera donc Jardin à la Françoise. « Le jardin à la française, le vrai, tel qu’il a été conçu dès le xvie siècle pour culminer au xviie, a très certainement une relation au spectaculaire. Il est fait pour être vu, pas seulement parcouru, sa perfection formelle et sa linéarité, ainsi que sa relation à la perspective (souvent corrigée, accélérée pour accentuer certains effets optiques) installent une très forte relation au plan et au dessin. C’est la rêverie d’un dessinateur, et d’un jardinier-architecte, car ce type de jardin a une relation toute particulière au bâtiment, il en est le décor, il est fait pour être vu des différents appartements et fenêtres… « Je travaille essentiellement avec le dessin. Quand il s’agit d’espace ou d’objet, c’est toujours en relation au dessin. L’architecture, les plans et projets d’architectes, ou des constructions plus vernaculaires, ont souvent joué un rôle. De fait je travaille la plupart du temps en relation avec des espaces intérieurs ; en arrivant chez Françoise et avant de la rencontrer, j’imaginais investir une maison. Mais au final, c’est ce bout de terrain tout en longueur, ouvert, sans clôtures, qui m’a intéressée. Le vocabulaire du jardin à la française a d’ailleurs trait à celui de la maison (« salles », « chambres » ou « théâtres de verdure », « tapis » de pelouses, « rideaux d’arbres »…). J’ai donc effectué mon travail d’architecte, en faisant mon relevé, quelques photos et notes, et Françoise m’a envoyé le plan de géomètre qui a tout déterminé. Il s’agissait alors de dessiner à partir du plan, de s’inspirer d’autres plans et dessins, ceux de jardins autres, antiques, qui mélangent les systèmes de représentation, ce qui les rend faussement naïfs, et si intrigants. Je trouvais drôle cette idée d’un jardin à la française dans un espace d’habitation simple et à l’opposé du spectaculaire. Pour autant je le souhaitais rudimentaire, comme l’esquisse d’un projet plus conséquent, comme les premiers coups de crayon du croquis. Je voulais faire un dessin dans l’espace. Je voulais planter, non pas des plantes, mais des repères, des piquets d’arpentage – ceux qu’utilisent les topographes – donc en quelque sorte placer des points et des lignes, je voulais mesurer, je voulais tendre, tous ces gestes ont trait au dessin. Et au milieu des parcelles sont posés des dessins sur papier, non pas originaux mais photocopiés. Le dessin-plan à l’origine de l’installation est lui aussi imprimé, à 1 000 exemplaires et à disposition des visiteurs, ainsi que de la documentation sur une table de travail à « l’entrée » du jardin.
Les 4/quatre parcelles sont le prolongement d’un texte, et cette relation du texte et du dessin est l’autre axe essentiel de mon travail. C’est un extrait d’un texte d’Olivier de Serres écrit en 1600* qui avait identifié quatre types de jardins (« fruitier, potager, médicinal et bouquetier »), et cela a également déterminé le désir d’offrir aux visiteurs des choses à boire, manger, goûter… Il s’agit de dire qu’un geste artistique, surtout quand il a lieu dans ces conditions très aléatoires produites par l’invitation de l’AFIAC, ne se résume pas à une image, un spectacle, du beau, de la production, du résultat. Il s’agit d’un travail, dans toutes ses relations possibles au temps. Temps de se rencontrer, temps d’échanger et d’inventer, temps de construire, temps de regarder et goûter, temps de rêvasser. Et mélange des temps, des époques, des outils (du piquet et de la ficelle au niveau laser…), et des projets : l’âge classique du jardin est révolu, d’autres constructions humaines sont les instruments actuels du spectacle et du pouvoir. Reste un décor, une image arrivée jusqu’à nous, grâce à des êtres vivants – des hommes et des plantes – elle s’est juste reproduite au fil du temps » (5).
C’est avec intelligence et raffinement que Laurence Cathala nous offre le projet d’un jardin spectaculaire. Balisé dans l’espace, dessiné en 3D, il n’existe pas.

Patrick Tarres

1 Hugo Verlinde 
2 Laurent Lacotte – extrait d’une note d’intention.
3 Laurent Lacotte – extrait d’une note d’intention.
4 Maëva Barriere – note d’intention dans son intégralité.
5 Laurence Cathala – note d’intention dans son intégralité. *Le Théâtre d’Agriculture