VOIRe – Manuel Pomar

I ♥ FIAC

Lorsque l’on vous propose une thématique comme « Art et embarras du choix », il n’y a qu’un mot à retenir, c’est choix. Depuis quand trop de liberté serait-il dangereux ?
Si j’ai choisi la voix artistique, c’est pour jouir d’un maximum de liberté, pouvoir jouer avec les contraintes aux multiples formes. En 15 ans de programmation, j’ai eu la chance de pouvoir déterminer de nombreuses pistes de réflexion en m’attachant au maximum à creuser entre elles des souterrains. Si j’use d’une métaphore cryptique, c’est que je ne crois pas en la pertinence de ligne curatoriale ultra définie. La pratique de l’exposition s’accorde à l’évolution perpétuelle du monde. C’est pour cela qu’une ligne plastique ne saurait figer une pratique curatoriale. L’exposition est le lieu d’expériences primordialement plastiques. C’est une sorte de jeu entre forme et contre fond qui fait résonner les oeuvres.
+ si affinité offre de nouvelles règles. Dans un village du Tarn, dix artistes travaillent, chacun immergé dans l’univers domestique d’une famille. J’ai découvert cette recette singulière il y a déjà plus de dix ans. J’ai été tellement conquis par la formule, j’ai alors fait tout mon possible pour y exposer avec le collectif ALaPlage. Nous y avons introduit la notion de collectif tout en revendiquant une position d’artistes opérateurs, inter agissant avec le travail des autres invités. Année après année, tous ont en permanence bousculé les lignes. Je me souviens de nombre de ces propositions. La fête électronique et païenne de Sabine Anne Deshais, sous des marabouts militaires où les convives, sans couverts, dévorèrent leur viande avant de danser et s’enivrer sous la lune, écho distant et pertinent au Stonehenge en meules de foins érigé au milieu d’un pré par Bruno Peinado. D’autres expériences plus intimes, comme devoir trouver mon chemin dans l’obscurité, parmi les fils tendus fluorescents de Florence Carbonne ou repérer le « parasute » de Véronique Boudier adopté par le chêne centenaire des Huc. Mais peut-être plus que les artistes et leurs oeuvres ce que l’on retient d’un passage à Fiac, c’est l’accueil, les rencontres nombreuses et le dialogue constant entre les visiteurs qui partagent enthousiasmes et déconvenues dans un élan décomplexé cher à Truffaut. Tous les Français, s’ils sont critiques de cinéma, le sont aussi d’art. Quand Patrick Tarres m’a enfin proposé de participer au projet en tant que co-commissaire, je me souviens avoir été partagé entre appréhension et envie. Ne pas décevoir. « Art et embarras du choix », oui il y a un embarras qui traîne quelque part…
Certaines des pistes esquissées se sont révélées des impasses, certains artistes préférant décliner une invitation en dehors des sentiers battus. J’ai alors articulé ma proposition autour de deux axes forts, confronter l’oeuvre objet à un contexte relationnel et tenter, à l’opposé, de jouer l’immatérialité avec des artistes sans oeuvre au sens physique. D’un côté des fabricants, des manuels, de l’autre ceux du concept et du protocole. Pas de dichotomie ici, juste le plaisir d’une expérience aux contours extrêmes.
Dans la famille des artistes sans oeuvre, j’ai choisi Jean-Baptiste Farkas, tenant du moins mais aussi adepte de la rencontre. Une relation profonde dont l’enjeu est de révéler et faire se déplacer les comportements des personnes volontaires à ses projets. Un art de la profondeur en quelque sorte. Nous avons travaillé ensemble à trois reprises depuis 2001, je n’ignorais pas que la surprise serait au rendez-vous.
J’ai ensuite contacté Régis Perray, découvert la même année lors d’une exposition proposée par Lise Viseux au Confort Moderne à Poitiers, où seau après seau, il érigeait une pyramide de sable. Nous étions là face à une expérience simple, un geste du quotidien orienté vers l’absurde. Le « centre d’entraînement pour retourner au Pilat et à Saqqara » faisait écho à deux de ses actions antérieures où, en vain, il balayait le sable récalcitrant de ces deux hauts lieux touristiques.
Même si je connaissais leurs travaux respectifs pour avoir précédemment travaillé avec elles, c’est « confettis », leur proposition en duo, qui m’a motivé à inviter Marie-Johanna Cornut et Marie Sirgue à participer à + si affinité. Ce travail de sape de l’univers domestique montre des objets du quotidien présentés comme dans une vitrine, systématiquement oblitérés. Du canapé en passant par la plante verte, une paire de chaussures, des revues d’art, des tableaux, un tapis, des rideaux et autres sont tous troués, ajourés, pour certains pratiquement jusqu’à la transparence. Un intérieur fantôme, comme si les objets les plus anodins étaient en transit entre deux dimensions, à la fois présents et absents. Dans le cadre de + si affinité, tout est cas particulier et on s’applique toujours à augmenter le niveau de difficulté.
Finalement, Marie Sirgue et Marie-Johanna Cornut reçues par la même famille, Stéphanie Barreau, Richard Lauga et leur fille Léonie, choisissent de travailler chacune de leur côté. Dans cette grande maison de village, elles optent pour la réhabilitation des parties extérieures. Le jardin est investi par Marie Sirgue et Marie-Johanna Cornut jette son dévolu sur une petite cour cachée. Dans cet espace exigu qui jouxte la route et que surplombe la salle de bain, elle crée un jardin zen où le gravier, matériau principal, symbolise l’eau. Les rochers, la mousse et l’unique fleur sont les composants de cette image idéalisée de la nature. Sorte d’interface entre espace privé et public, placé idéalement près d’une source, la salle de bain.
C’est depuis la fenêtre de celle-ci, à l’aide d’un râteau de plus de six mètres spécialement fabriqué par un menuisier de la région, que les visiteurs peuvent modeler à leur gré le jardin. Fidèle à la tradition, composé rigoureusement dans une économie de moyens, il peut être contemplé ou recomposé. Tout comme l’art, les jardins japonais exigent un effort du regard. Un effet si loin si proche fait de cette proposition une sorte de jardin frustrant. Même si le râteau est là, adossé à la fenêtre, il est lourd, imposant, peu maniable et son usage entraînerait à coup sûr un saccage. Environnée du bruit des automobiles cachées par la palissade, c’est une zénitude pratiquement hors e portée. Comme si aujourd’hui il était impossible d’aménager un endroit propice à la relaxation et à l’abstraction.
Quant à elle, Marie Sirgue investit un jardin des plus classiques. Pelouse verte, arbres et fleurs bien alignés s’épanouissent simplement de toute l’attention qui leur est portée. Un détail peut-être apporterait à la maison tout le lustre du modèle idéal de la villa classique. Une sculpture de jardin ! Réminiscence lointaine de celles des dieux et des ancêtres qui ornaient l’atrium des riches villas romaines. Marie Sirgue érige une naïade à la nudité parfaite parmi bégonias et marguerites. Coutumière des combinaisons incongrues, elle réalise sa sculpture en terre crue et dispose à ses côtés un système automatique destiné à l’arroser durant les trois jours de la manifestation. L’intention est limpide, détruire par l’eau cette divinité des rivières grecques. Jour après jour, la statue se désagrège lentement, formant aux pieds de la nymphe une flaque boueuse. OEuvre rassurante au départ que ce nu féminin, à l’image des sculptures de jardin qui vous sourient au bord des routes. Mais le spectacle plaisant vire très vite au cauchemar, la terre dégoulinante défigure la belle, boursoufle son corps puis laisse apparaître le squelette de la silhouette, armature bricolée, sorte de squelette hybride de bois et de plastique qui confère au drame un caractère encore plus monstrueux. L’oeuvre n’existe ici que par sa propre dégradation. De cette visite au départ bucolique d’un jardin philosophique japonais à un autre jouant du recyclage décoratif des mythologies grecques l’on ressort un goût amer à la bouche, une oeuvre se détruit, l’autre demeure inaccessible.
Pour Jean-Baptiste Farkas, après avoir expérimenté ses protocoles à différentes échelles, la dimension, la proximité et le rythme qu’engendre + si affinité me semblait le nouveau terreau idéal à l’application d’un protocole d’Ikhéa Service, sa marque. Trouver la famille susceptible d’animer ce service fut le défi relevé par Patrick Tarres qui sut dénicher à Saint-Paul-Cap-de-Joux la perle rare en la famille de Sabine, Djemel Bessioud et leurs enfants. Non pas que Jean-Baptiste soit quelqu’un de difficile, au contraire, mais il fallait oser honorer ce contrat ! L’application du service 58,  » c’est bien assez que d’être !  » a nécessité aplomb, constance ainsi qu’une bonne dose d’humour et d’inconscience. Depuis des années, Ikhéa Service attaque de front l’aliénation consumériste. La marchandisation, la technologie et le spectacle nous rendent de plus en plus étrangers à nous-mêmes. C’est ce drame politique de perte d’identité que Jean-Baptiste met en jeu dans son travail. Son esthétique du moins n’est pas celle de la déflation, l’enjeu n’est pas uniquement de ne pas rajouter d’objets au monde mais surtout de faire prendre conscience de nos conditions de domination et des moyens d’émancipation possible. Chacun de ses services est un accident, où l’absurde le dispute au tragique. Comme le déclare Jean-Baptiste, il faut rompre l’enchaînement des actions efficaces ! Pour une exposition où la présence de l’artiste est primordiale, quoi de plus perturbateur que de le faire disparaître ! Trois jours où Djemel a fait patienter les visiteurs ou les a envoyés sur de fausses pistes.
Jean-Baptiste était le grand absent. Tel un Daft Punk archaïque, il a plus fait parler de lui que si il avait été là. La contrariété fut au rendez-vous, visiteurs déçus voire offusqués. La moindre bizarrerie dans le village était naturellement de sa responsabilité puisqu’il était le grain de sable du week-end. La banderole de la fermeture définitive du bar du village, les dizaines de bouteilles vides déposées devant la gendarmerie pendant la nuit, il était partout et nulle part. Djemel fut réellement le chef d’orchestre de ce général et joyeux élan de douce désobéissance civile. Une fois de plus, en confiant un de ses protocoles à une personne extérieure au milieu artistique, Jean-Baptiste, absent et n’ayant produit aucune oeuvre, est parvenu à faire entrer l’art de plein pied dans la vie du village. À méditer…
D’une autre façon, Régis Perray a su se faire rare. Il fallait aller chez Kathy et Claude Peyrard au bar des Glycines pour goûter à sa proposition. Si Régis est connu pour être un artiste laborieux et dans son cas rien de péjoratif, c’est un travailleur, actif. Il peut nettoyer, astiquer, refrain bien connu mais plutôt rare dans le champ des pratiques artistiques. S’il a balayé la route qui menait aux pyramides, c’était évidemment en vain. Mais ce geste n’est pas celui du performeur, pas de mise en spectacle ici, l’effort est central, la détermination le moteur. Même s’il lave et frotte, Régis n’est pas un nettoyeur. Il n’est pas venu à Saint-Paul-Cap-de-Joux pour pallier un manque de propreté. Il a participé à la vie du restaurant en offrant lui aussi à manger. Ici la force est dans la modestie du geste artistique.
Si au siècle dernier les avant-gardes se sont coltiné les grands sujets pour un résultat mitigé et si aujourd’hui le marché entraîne dans sa démesure certains artistes appâtés par le gain, les années 90 ont vu apparaître des artistes dont l’expérience de l’oeuvre intensifie le rapport au réel. En évitant le pittoresque ils pointent la banalité et ses qualités tout en révélant aussi l’accident, les faiblesses et les failles nous rappelant toute l’humanité contenue dans ce qui est soit disant laid ou monstrueux. Régis fait partie de cette famille qui s’attache à des positions complexes. Il ne se pare pas de la panoplie ridicule de l’artiste satisfait de ce dont il encombre le monde.
Il se demande juste quelle est sa place sur terre et comment partager son point de vue. Ici, c’est en offrant des madeleines amoureusement préparées, une recette personnelle confectionnée avec les ingrédients de son pays nantais, dont le rhum, produit pris dans la boucle du commerce triangulaire. Entre les heures bouillantes passées en cuisine et celles enjouées et bavardes passées à les faire déguster en salle, Régis passera son séjour à Saint-Paul-Cap-de-Joux au plus près des visiteurs mais aussi des clients des Glycines, auxquels il a offert une plus-value artistique inattendue. C’est peut-être lui qui s’est le plus rapproché du mythique visiteur lambda.
Le grand public n’existe pas et c’est tant mieux ! Nous sommes tous potentiellement amenés à rencontrer l’art. J’ai découvert celui dit contemporain dans un club du lycée grâce à mes enseignants qui invitaient des artistes à conduire des ateliers en dehors du temps scolaire. Depuis, je n’ai cessé d’explorer ce territoire infini. J’ai appris en vingt ans qu’il fallait être exigeant et généreux, et montrer à tous les propositions les plus extrêmes, l’élitisme pour tous et non pas une hiérarchie inégalitaire qui ferait qu’il y aurait une version soft de l’art accessible au néophyte. Il n’y a pas de version light de l’art, c’est pour cela qu’il faut accompagner sur tous les terrains et vers tous les publics volontaires les formes les plus abruptes. Ne l’oublions pas, l’art n’est pas un divertissement, il n’est pas là pour endormir nos cerveaux au profit du consumérisme, mais pour nous éveiller à une autre approche sensible du monde. Alors oui, Fiac est un des endroits où tout se réinvente année après année. Longue vie !

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Commissaires :

Patrick Tarres : Directeur Artistique de l’AFIAC,
Manuel Pomar : Directeur du Lieu Commun à Toulouse,
Yvan Poulain : Directeur du musée Calbet à Grisolles en partenariat avec les Abattoirs, FRAC Midi-Pyrénées.

Les artistes : David Mickael Clark, IKHÉA©SERVICE N°58, Marie Aerts, Jeremy Laffon, Marion Pinaffo, Marie-Johanna Cornut et Marie Sirgue, Robert Milin, Rodolphe Huguet, Régis Perray, LASSIE / ARLT

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