Une résidence d’artiste en création à l’IME/SESSAD Lostanges 81710 Naves, dans le cadre du dispositif Culture & Santé,
un partenariat entre la DRAC et l’ARS. Partenaire culturel l’AFIAC.
LOSTANGES
Décembre 2014 : Dans les couloirs de l’IME, après m’être rendu à l’accueil du secrétariat, j’entends une dame approcher de moi, faisant claquer ses chaussures au sol pour marquer sa présence implacable. Je me retourne vers elle puis elle me lance franchement :
– « Vous êtes ici pour le stage de l’animation des Arts-plastiques ? »
Totalement surpris, par le terme « stage » je me dis qu’elle a dû me prendre pour un anglais, encore une fois. Cela m’arrive souvent. Déjà dans les rues de Londres, de parfaits British m’arrêtaient pour me demander leur chemin, assurés que j’étais un vrai Londonien. Les gens pensent souvent que j’ai un physique étranger, une fois allemand, l’autre fois anglais. Quand elle me demande si je suis ici pour le « stage », je comprends donc qu’elle me parle de « stage » (traduction anglaise pour » scène »). Je me demande surtout pourquoi elle a une telle envie de me donner un rôle, un job, un sens à ma présence intrusive. Tout ce quiproquo me re-contextualise directement. Nous sommes ici à l’Institut Médico Educatif de Lostanges, où chaque personne a son rôle à jouer. A l’image d’une pièce de Ionesco(1), le langage y est réinventé, le vocabulaire unique et l’élocution souvent hasardeuse. C’est bien là le charme de ce bel endroit perdu entre champs et forêts. Il y a toute une société qui s’ouvre à moi et me reste à découvrir. La résidence se présente comme un spectacle dont je suis à la fois le spectateur et le scénariste.
Restant donc sur mes incompréhensions verbales, je décide d’entrevoir le résultat de mes découvertes de manière scénique, dont tout ce qui s’en suit n’est que partie prenante d’un récit souvent morcelé : une pièce de théâtre de fin d’année répétée à la hâte, au dernier instant. C’est donc dans cette logique que je réserve une scène de spectacle modulable pensée comme le réceptacle d’une exposition presque performée.
Le travail se déroule dans un tout autre décor. Après une période d’adaptation, à la découverte d’échanges culinaires amicaux, de discussions cinématographiques horrifiantes et de puzzles étourdissants, je décide de travailler formellement dans un endroit reclus, à l’abri de tout regard pour préparer en secret la scénographie de cet étrange spectacle. C’est dans le garage du FOT que j’organise mes « backstage ». Cette cave foisonnante d’objets en tout genre, de nombreuses traces renvoyant toujours à la vie des institutions au dessus (FOT/ IME), m’offre des possibilités de fabrications inouïes. Je commence à m’amuser, à bricoler, je rassemble et « dés-assemble ». J’aborde une sculpture minimale, faite de gestes basiques mais traditionnels, comme le découpage, le collage, l’assemblage dont la conception relève d’une complexité exigeante, proche d’un post-minimalisme américain des années 70 (2). Une complexité tenue dans des symétries strictes et des contraintes précises.
Je commence par récupérer de grandes tôles noires en goudron tissé, d’anciennes couvertures de toit abandonnées aux intempéries qui conservent une forme figée d’érosions passées. Elles deviennent les rideaux de la « black-stage » finale. A la limite d’un ready made, cette première sculpture ne réside que dans un seul geste qui confère à l’incompréhension dont je parle plus haut. Ce geste n’est qu’un déplacement de regard, un redressement à la verticale de l’objet qui pointe ses propres défauts comme des voilages figés en plein mouvement d’air.
Le défaut et l’abandon comme point de départ conceptuel, je continue quelques tentatives, celles de révéler un regard divergeant sur des matériaux laissés au rebut. Il y a une forme d’hétérotopie(3) dans ma méthode artistique, à l’instar de ces institutions en marge, éloignées des centre villes, presque cachées comme au bout du chemin qui sont en réalité, des territoires de liberté où toute règle est à adapter, à inventer. Les restes de carreaux de carrelage dépareillés me servent de sol psychédélique dans lequel je tente de reconstruire une symétrie bancale presque impossible comme un puzzle ultra-complexe. Les anciennes plinthes de PVC imitation bois, deviennent des cercles concentriques à l’image d’anciens instruments alchimistes, questionnant la place de l’humanité au sein d’un univers exponentiel absolu, – La théorie des cordes revisitée en sous sol-. Des restes de plaques de PVC colorées de même dimension sont détournées en un outil de mesure géant. De vieilles jalousies cassées seront des tableaux d’écritures binaires dont le code s’avère indéchiffrable, à l’image du dernier film d’anticipation de Christopher Nolan Interstellar. Enfin je filme, de nuit, l’établissement qui m’accueille pour le vider de toute essence, de toute fonction, de tous ses personnages. A bord de ma voiture de fonction, je me laisse coincer entre les grillages. Ce safari nocturne n’a d’intérêt que la révélation d’un paysage dépeint, vide et calme qui tourne en rond, dans des mouvements de travelling désorientés nous rappelant sans arrêt le dispositif de captation. De légères références à la sonde spatiale Philae(4) nous renvoient à l’analogie infinie des ressemblances lointaines qui se répètent en boucle.
LOST ANGELS
Lointaine elle aussi la ville de Los Angeles en Californie. Los Angeles ou Lostanges pour ainsi dire au même niveau. La cité des stars déchues rencontre l’univers des petits anges au bout du chemin. Le monde du spectacle, du divertissement à outrance se retrouve propulsé au cœur de l’IME. Une scène montée au centre du réfectoire principal, transformé en salle de théâtre, accueille le temps d’un week-end les vestiges d’un récit dont il ne reste que des bribes éparses. Le dévoilement des coulisses vient nourrir cette narration elliptique et tout se retrouve imbriqué comme compressé en une forme de langage formel, dense. C’est par un bégaiement, une faute de prononciation ou une faute d’orthographe que l’exposition prend sens. Entre « Backstage » et « Black-stage » le travail conçu dans la cave, sous les pieds des résidents, parmi leurs propres rebuts ou de ceux-ci ou de ceux qui les ont précédés. Tous ces déchets de constructions du bâtiment dans lesquels ils déambulent quotidiennement se voient transformés, délicatement manipulés, pour en proposer d’autres natures. Finie l’utilité !, Le service de ces objets est tout autant jeté à la poubelle. Ils deviennent de potentielles machineries au service d’un spectacle. Lost Angels, est-ce un cabaret, un opéra, un film, chanté, dansé, clamé ?
Rémi Groussin
(1) Eugène Ionesco, La Cantatrice chauve (1950), Amédée ou Comment s’en débarrasser (1954), Rhinocéros (1959)
(2) Les artistes associés au post-minimalisme utilisent le minimalisme comme point de références esthétiques ou conceptuelles, tout en se permettant d’incorporer de nouveaux éléments fabriqués à la main. Robert Morris, Richard Tuttle ou bien Monika Sosnowska plus récemment.
(3) Michel Foucault, Le corps Utopique-hétérotopies, chez Lignes edition.
(4) Philae, est un atterrisseur de l’Agence spatiale européenne transporté à quelques 510 millions de kilomètres de la Terre par la sonde spatiale Rosetta jusqu’à ce qu’il se pose sur la comète 67P/Tchourioumov-Guérassimenko le 12 novembre 2014
Partenaire du projet, la société COPROVER est intervenue dans le cadre d’un mécénat de compétence. Nous l’en remercions chaleureusement.
MEETING AN OBJECT
« Ne pas chercher à comprendre » répète à l’envi Rémi GROUSSIN. Il vous écoute parler de son travail et vous ramène à l’essentiel : « less is more ». Les pièces ne sont rien d’autres que ce qu’elles sont.
Déshabillé sur le champ, vous baissez les armes : pas de fioritures, d’emphase, de compréhension à la hâte, de références pompeuses. Il n’a que faire des artifices, des raisonnements spécieux sur l’art. C’est à l’objet qu’il vous confronte, l’objet spécifique, celui de l’art post-minimal dont il se réclame sans chercher à vous convaincre.
L’exposition « LOST ANGELS » propulse le visiteur là où il devrait être, en présence de l’objet, physiquement. Vous êtes soudain en présence du monde, littéralement. Un monde issu d’un geste préliminaire opéré dans le garage du Foyer Occupationnel et Thérapeutique (FOT-Faute). L’artiste a saisi les objets abandonnés pour leurs défauts, leurs erreurs, inutilité. Exilés du monde marchant, il réinsère ces « Lost Angels » dans un nouvel environnement, où ils deviennent présence scénique. Cet espace inclut le spectateur en l’invitant à réfléchir sur la portée conceptuelle et l’unité structurelle de l’œuvre. Objets et contexte sont dans un rapport narratif qui suscite une sensibilité littéraliste. Les choses ont pour ainsi dire une espèce d’intériorité qui de prime abord vous échappe.
A la démarche froide qui neutralise l’objet s’en substitue un autre qui procure des sensations de gestalt (forme-structure). Dans « Phénoménologie de la perception », M. MERLEAU PONTY1 évoque la Gestalt pour nous rappeler que le monde nous apparaît d’abord en tant que forme. La perception est le fond sur lequel tous les actes se détachent. L’œuvre s’apparente à cette structure indécomposable, à la forme unique et constante que décrit MERLEAU PONTY. Cette expérience troublante où les pièces sont mises en tension crée un espace autonome et atemporel. A l’IME le visiteur fabrique à son tour un rapport inédit, sensoriel avec les structures. Une relation anthropomorphique avec les sculptures de l’artiste l’invite à une sensation « d’implosion »2.
Thierry de DUVE3 dans son texte « Performance ici et maintenant » note que la modernité ne pouvait tolérer pareille promiscuité avec le théâtre du monde. A la conviction devant le tableau succède l’exaltation de l’objectité.4 Le tableau du modernisme n’est pas un objet dans un espace donné, il est le support d’une forme picturale. Le pouvoir de conviction découle de l’adéquation entre la forme du support et les formes dépeintes.
La fascination produite par les réalisations de Rémi GROUSSIN opère à la condition de participer, de se déplacer. « LOST ANGELS » instaure une distance originale d’où surgit la choséité des formes. L’exposition brise les conventions, le spectateur est aspiré par la présence silencieuse de l’objet, sa choséité selon un terme emprunté à Martin HEIDEGGER. Cette omniprésence confère l’autorité littérale de l’œuvre. « L’art littéraliste s’éprouve comme un objet placé dans une situation qui par définition inclut le spectateur ».5
« L’art minimal, un plaidoyer pour un nouveau théâtre »6. Cet espace théâtralisé c’est-à-dire comme art conscient signifie que l’illusion est consentie : même espace et même temps pour l’acteur et le spectateur. Ici un franchissement se produit, celui du 4e mur, l’écran imaginaire qui sépare la scène du spectateur ou encore l’acteur de son personnage. Cette rencontre suprasensible nous projette dans une temporalité sans ellipse : celle de la vie. Déplacement et vision en temps réel exposent le visiteur à ‘inconnu : la sensation de la durée. L’objet agit comme un trou noir proche de la 4e dimension. La présenteté de l’œuvre inhérente à la tradition s’efface si l’on y consent. Ce qui est valorisé est l’implication du corps propre, la corporéité des êtres vivants. MERLEAU PONTY affirme que le perçu s’expliquerait seulement par le perçu. « Less is more ».
Les pièces proposées sont le résultat d’un travail où la taille et la découpe des matériaux créent des objets spécifiques et révèlent leur fonctionnement artistique. L’artiste dépasse le jugement esthétique et tire le récepteur vers un bouclage auto-référentiel. L’art est mis en question du point de vue éthique. Les formes sculptées de l’artiste sont une entrée dans des systèmes qui pourraient se décliner à l’infini « blow up » (agrandissement) jusqu’à l’explosion. Rémi GROUSSIN réunit construction et déconstruction, systèmes modulables qu’il déplace, juxtapose, fragment. Il laisse agir le système. Le travail de sculpture, son geste de taille et de découpe est épuré, minimal (économie de moyens). Il empêche la modélisation et la systématisation.
L’acte sculptural de l’artiste est-il un commentaire sur l’art ? Son travail artistique renvoie à l’intellect, la Cosa Mentale. L’artiste sculpte l’idée comme la matière qui devient masse, forme, volume. L’idée est plastique. Rémi GROUSSIN provoque chez son auditeur une quête incessante de savoir, un gai savoir7. L’abondance de ses références culturelles pluridisciplinaires, en prise directe avec la vie, bouleverse les idéaux et ouvre le débat. Tête chercheuse, il repère l’essentiel dans un quotidien apparemment banal pour en extraire la profondeur, la beauté ou le génie. Cet intérêt manifeste pour le monde et son aura culmine dans ses œuvres où la narration exerce un dialogue suprasensible. Poésie et philosophie s’accouplent dans le silence. La vision politique se mesure à la volonté de ne jamais enfermer le propos.
La création engage le créateur dans un processus où il épouse sa forme dans un temps réel, sans anticipation, seulement dans la propulsion. La logique se révèle et advient d’elle-même. C’est de ne pas savoir et à cette condition seulement que surgira l’œuvre. Créer ou accepter de ne pas savoir c’est favoriser le vide. En cela toujours l’artiste s’engage.
Isabelle Vasilic, psychologue clinicienne, référente des projets Culture et Santé | IME/SESSAD Lostanges
1) Maurice MERLEAU PONTY La phénoménologie de la perception. 1976
2) Jean François PIRSON La structure et l’objet : essais, expériences et rapprochement. 1983
3) Ibid. p.37
4) Michaël FRIED Art et objectité. 1967
5) Michel GAUTHIER Revue Critique d’Art « Une fiction moderniste »
6) Thierry de DUVE, Performance ici et maintenant : l’art minimal, un plaidoyer pour un nouveau théâtre