Fantasmagoria et le monde mythique

Fantasmagoria et le monde mythique

Qu’en est-il de la fantasmagorie et du mythe aujourd’hui ?
Malgré leur identification à un passé révolu, ne sont-ils pas à voir à la fois comme l’origine et l’horizon de nos imaginaires ?
Ces questions revitalisées par l’ethnologie et la psychanalyse ne peuvent-elles pas nourrir l’art d’aujourd’hui. Et pourquoi pas, en retour, êtres réactualisées par lui ?
Telles sont les questions qui ont dicté l’aventure de Fantasmagoria à Fiac et à Viterbe (1).
Une aventure comparable à la quête d’un monde supposé, comme pour renouer aussi avec la dimension magique de l’art.

Marcel Détienne
marcel detienne

La notion de mythe est le plus souvent associée à celles de récit, de légende, d’affabulation. Autant de notions péjoratives qui portent la marque d’une culture occidentale qui n’a eu de cesse d’éradiquer toutes formes de superstition. Le philosophe Marcel Détienne a percé l’abcès de cette mauvaise conscience de la culture de l’occident a travers son analyse critique de l’histoire de la mythologie. Dans « L’invention de la mythologie » (1992), il retrace à quel point cette histoire, est celle d’une « conscience malheureuse » en démontrant que le mythe a longtemps fait l’objet d’une exclusion en tant que bizarrerie, anomalie ou pathologie. Comme si la culture occidentale était fascinée par le mythe, tout en gardant la certitude d’être étrangère à ses mécanismes et pour refuser de s’abreuver à ses sources. Et ceci jusqu’à très récemment.

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dispositif de fantasmagorie



Si bien que la véritable dimension mythique reste sans doute à décrypter, à revaloriser, à réactiver et à revivre. Comme pour reconnecter le monde mythique et le monde réel.

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Apparitions et Emotions

C’est d’ailleurs à ce mouvement, que participe la dynamique fantasmagorique et les Fantasmagories en particulier. Car la part mythique de la culture humaine, en deçà de ses figures récurrentes et tutélaires, ressort bien du processus fantasmagorique. Il s’agirait d’une expérience qui vient perturber les imaginaires pour susciter d’autres configurations mentales. Voire même participer à la structuration sociale.

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Scene de la terreur à Lyon

Historiquement et étymologiquement, à la fin du XVIIIe siècle, les Fantasmagories, étaient des sortes de spectacles où le public venait assister à des manifestations fantastiques. Les ordonnateurs de ces séances, les fantasmagores, jouaient autant sur les illusions produites par les lanternes magiques (provoquant des apparitions de fantômes, de spectres, ou d’esprits), que des phénomènes peu connus alors, pourtant issus d’expériences scientifiques par des manipulations physiques ou chimiques. Dans un curieux mélange d’occultisme et d’esprit scientifique, il s’agissait de provoquer de vives émotions face à des expériences multi sensorielles et immersives.

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Culte de la raison et de l’Etre Supreme



Ancêtres de l’image en mouvement, du dessin d’animation, du cinéma et de certaines « installations » artistiques contemporaines, les fantasmagories peuvent êtres vues comme des sortes de rites de passage entre ésotérisme à exotérisme. Dans le droit fil des Lumières, elles correspondent à une période charnière de la pensée moderne qui va bientôt faire triompher la raison logique au détriment de la « superstition ». Les fantasmagories apparaissent d’ailleurs juste après la période de la Terreur pendant la révolution française et les épisodes de culte de la Raison en 1793 puis de l’Etre Suprême en 1794. Période qui va aussi laisser derrière elle toute une cohorte de mythes, de légendes et d’imaginaires dont il subsiste pourtant des traces fossiles aujourd’hui.
C’est donc aussi à une tentative d’archéologie culturelle et mentale, à la fois symbolique et structurelle que Fantasmagoria peut être identifiée.
Une Odyssée initiatique
Mais Fantasmagoria a d’abord été envisagée comme une sorte de voyage, ou d’Odyssée initiatique reliant deux mondes que l’on a trop longtemps voulu séparer : le monde réel et le monde mythique.
À l’image de la grande épopée d’Homère, et donc de son héro, le visiteur-voyageur de Fantasmagoria, aura pu rencontrer dans sa déambulation Fiacoise, toute une pléiade de situations, de signes, de destinées et de fortunes. Autant de présences, d’apparitions, autant de motifs et de messages que cette publication va tenter d’identifier, de relier et de décrypter.

Pour que peut-être, au terme de ce périple, l’oracle d’une nouvelle Pithye tarnaise puisse être délivré et interprété.

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la Pythie et Appollon

Le déroulé des motifs inventés ou réveillés par les artistes invités à Fiac recompose un paysage tout à fait particulier, celui d’une cartographie cryptée aux contours et aux reliefs mouvants. Pour le visiteur de l’exposition et du livre, parcourir ce territoire revient à pratiquer un espace-temps intermédiaire, poreux, habité par des figures de transition qui sont autant de figures de passage vers le monde mythique. Comme si chaque oeuvre constituait une forme d’accessibilité ou mieux, un véritable sas.
En premier il y a la figure du guérisseur Lotois, Pierre Cappelle et de ses « mise aux arbres » qui proposent une entrée de plein pied dans le monde mythique puisque l’arbre est considéré ici comme émetteur-récepteur ou un medium entre les différentes strates des mondes visibles et invisibles.
Assez curieusement, pour ne pas dire mystérieusement, l’arbre va d’ailleurs constituer le fil rouge de Fantasmagoria à travers sa présence récurrente d’un artiste à l’autre. Comme s’il incarnait le rôle vital d’un fil d’Ariane nous guidant dans les profondeurs de mondes inconnus.
A la charnière de ces mondes il y a bien sûr les figures des ancêtres, des revenants ou des fantômes qui jouent le rôle d’interfaces en étant curieusement associés aux arbres. C’est le cas avec Céline Cléron qui va humaniser un magnifique saule pleureur en l’affublant de bigoudis géant à la mémoire de sa grand-mère. Celui aussi de Nicolas Daubanes avec ses mues d’intérieur étendues ou accrochées aux branches des arbres du terrain de golf comme autant de présences fantomatiques évoquant des dépouilles ou des suaires. Mohamed El Baz aussi va jouer de l’arbre en faisant pousser une forêt de mots dans une étrange clairière entourée de buis. Des mots qui sont aussi des chants issus de notre double mémoire collective et individuelle, réincarné par la voix. Sur l’une des images, deux mots l’emportent : « soin » et « obscur ». Prophétie ?
Le parcours traverse aussi plusieurs paysages énigmatiques habités par de curieuses présences. D’abord il y a celui du village de Fiac filmé par Isabelle Lévénez et Catherine Elmer avec une atmosphère et une lumière de fin du monde et, pour seule âme qui vive, une étrange fillette des environs qui semble sauvegarder les lieux. Pour Elsa Mazeau, c’est le fantôme d’un concept qui ressurgit, celui de la vie à la campagne avec le paradoxe des habitâts pavillonnaires standardisés qui ne gardent de naturel que l’argument de vente. À sa manière, Gilles Conan pointe aussi le rapport ambivalent que nous entretenons avec la nature et le paysage, en plantant un cimetière de tubes fluo dans le parc d’un château. Ce qui n’est pas sans rappeler l’ordre du sacrifice et du champ de bataille. Celui aussi des victimes de la barbarie humaine qui hantent et jalonnent toute l’Histoire.

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vyage au centre de la Terre
film de Henri Levin adapté du roman de Jules Verne

Les paysages hallucinants des dessins de Marianne Plo fleurent eux aussi la catastrophe et le cataclysme et peut-être, le sauvetage. Ils renvoient parfois à des paysages mythologiques et à une nature idéalisée, aseptisée et néanmoins dangereusement fantastique. Comme ces volcans en éruption qui annoncent la proposition totalement et techniquement fantasmagorique d’Arnaud Maguet et la fin du film culte Voyage au centre de la Terre qu’il a projeté de nuit sur un écran de fumée. À la manière de Mélies et des fantasmagores de la fin du XVIIIe siècle, l’artiste d’aujourd’hui fait revivre les spectres qu’il libère dans la nuit tarnaise, voyageant à travers l’espace-temps et les volutes de fumées comme s’ils nous traversaient.

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Michel Boccara et sa famille d’accueil

Les clefs de l’histoire
Un dernier invité de choix participait à l’aventure en la personne de Michel Boccara, sociologue, ethnologue et grand connaisseur du monde mythique. Le scientifique tenait un rôle non négligeable dans l’aventure puisque il avait accepté la mission de nous guider vers et à travers le monde mythique. C’est à dire, selon lui, à travers « nous-même ». Car pour Michel Boccara, faire l’expérience du vécu mythique consiste d’abord à se traverser soi-même. Il précise en parlant de la transe et du mouvement de passage qu’elle induit : « … pour communiquer avec l’autre (qu’il soit
animal, humain, défunt ou ancêtre), il faut se traverser soi-même… Dans les pratiques mythiques, cette traversée qui prend le corps comme véhicule, a souvent l’allure d’une remontée aux sources, d’un voyage vers l’origine. L’origine est le point qui figure la force générative des individus, la matrice première, le premier corps et le point d’horizon de toutes les lignes généalogiques » (2).

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rituel andin de l’ordre cosmique

Michel Boccara a consacré une grande partie de son activité scientifique et littéraire à la revitalisation pratique et théorique du mythe. Une partie de ce travail a été restitué dans les actes du colloque « Le mythe : pratiques, récits, théories » dont nous reprenons ici quelques extraits.
Le vécu mythique y est décrit comme une « expérience source » et pas seulement un récit. Il s’agit d’une expérience première vers laquelle on tente de remonter à travers les sources de l’expressivité et à partir d’un premier « choc révélateur » qui est comme une catastrophe initiale, « une brisure qui ouvre la dimension du temps ». C’est pourquoi le vécu mythique bouleverse, interroge, perturbe et in fine « engendre à son tour des élans de créativité, comme si l’oeuvre offerte fabriquait en retour l’individu et la collectivité ».
Le vécu et l’expérience du monde mythique, notamment par la création, consiste à « réactualiser » ce moment qui est celui du temps initial et de « l’entrée inexorable dans l’histoire » : « l’occasion de replonger dans le temps d’avant le temps, et de dérouler à nouveau les lignes qui engagent la maîtrise de l’Histoire.
Un mouvement se dessine : celui d’une sortie de l’Histoire, pour y revenir s’y insérer ».
Alors qu’elles « interrogent les premiers moments du monde », les pratiques mythiques sont donc des « opérations d’intégration des peuples dans l’Histoire », des facteurs « d’explorations de zones transversales de zones transculturelles ». Mais aussi, à travers l’art et le jeu théâtral, « une restauration de l’ordre cosmique et des identités sociales ».
Cette double restauration conjointe (dans le sens de soin) de l’ordre naturel et de l’ordre humain est plus que jamais d’actualité. C’est en tout cas vers elle que semble avoir été dirigée l’aventure de Fantasmagoria à partir de la rencontre entre les artistes, le guérisseur et le scientifique. Gageons que c’est aussi le sens du message délivré par l’exposition-oracle. Mais seuls ceux qui sauront parler avec les arbres pourront nous le confirmer…
(1) De même que l’ensemble du projet Fantasmagoria, le monde mythique, qui a été conçu pour les dix ans des Abattoirs à Toulouse. Il s’est déroulé dans divers lieux de la région Midi-Pyrénées comme à Fiac dans le Tarn, mais aussi à Taurines dans l’Aveyron ou dans la grotte du Mas d’Azil dans l’Ariège.
Après Transrituels 1 & 2, puis Totems sans tabous, qui ont ré-instruit le processus fantasmagorique, et réouvert la porte du monde mythique, c’est ce territoire et ces dimensions que Fantsamagoria a voulu explorer plus en profondeur.
(2) Actes du colloque : Le mythe, pratiques, récits, théories, Editions Anthropos, 2002. En quatre volumes et un coffret dvd.