Entretien avec Michel Boccara
Pascal Pique : Michel Boccara, mais où est donc passé le monde mythique ? S’agit-il d’un monde révolu disparu, ou bien est-il toujours actif sans que l’on s’en aperçoive vraiment ? Comme s’il avait survécu à nos modes de pensée et à nos civilisations du rationnel ?
Michel Boccara : Le monde mythique c’est comme la lettre volée, il est là en face de nous, il n’a pas disparu. Seulement, nous sommes devenu sourds, aveugles et muets. Chaque nuit nous rêvons. Et bien chaque nuit nous sommes dans le monde mythique. Mais nous nous servons de moins en moins de nos rêves. Ceci dit, il y a d’autres manifestations du monde mythique que le rêve. Nous pourrions presque dire qu’à tout moment le monde mythique est là. Sa porte reste entrouverte, mais trop souvent nous la cadenassons sans vouloir y entrer. Le monde mythique n’est donc pas quelque chose d’étranger. Nous avons inventé de nouvelles formes comme l’art pour y accéder. Mais le problème, quand on est artiste, est que l’on est autant aliéné que quand on ne l’est pas, car on s’imagine que le monde mythique est séparé du monde réel.
Et c’est là qu’il faut s’interroger : pourquoi le monde mythique a-t-il été séparé du monde réel ? Pourquoi le rêve, qui il n’y a pas encore si longtemps était aux fondements même de notre vie et de nos réflexions, le rêve qui permettait d’orienter notre vie, occupe aujourd’hui une place mineure ? Sauf pour les psychanalystes peut-être. Mais les psychanalystes sont un peu comme les artistes, ils en rajoutent sur le monde mythique et en même temps ils le clivent. Pour ma part, je ne suis pas pour opposer rationnel et irrationnel. Car c’est justement là que se fait le clivage. Nous nous sommes précisément éloignés du monde mythique à partir du moment où l’on a considéré qu’il n’était pas de l’ordre du rationnel. Or il y a différents types de raisons, il y a tout un jardin de raisons.
PP : À travers le titre Fantasmagoria il était justement question à Fiac de favoriser la perception ou l’émergence du processus mythique, notamment à travers la figure du fantôme. Qu’est-ce que cette figure ou ce processus de l’apparition recouvre selon vous à travers les civilisations, les cultures et les époques ?
MB : Le fantôme est justement un être mythique. Soit on lui accorde un statut de réalité, même si c’est une réalité psychique qui est toute aussi importante que la réalité matérielle. Soit on le projette dans un monde imaginaire, dans un hors-champs. Je crois qu’il faut donner au fantôme toute sa place. C’est une réalité psychique complètement présente. Là encore, normalement, dans toute les sociétés, l’apparition est à la genèse même du réel et des choses. Elle n’est pas séparée de la chose elle-même.
Toute chose apparaît et disparaît selon des modalités diverses. Prenons l’exemple de l’arbre. Lorsque on voit un arbre, il peut d’abord nous apparaître sous une première forme, puis, tout à coup, se transformer et nous apparaître sous une seconde forme. La seconde forme peut être de l’ordre du fantôme ou d’un esprit qui serait l’émanation de l’arbre. Mais elle est également l’arbre, c’est à dire la réalité psychique de l’arbre qui est entrée en interaction avec nous pour donner cette nouvelle forme de l’arbre.
Dans toutes les cultures et à toutes les époques on vit avec les ancêtres. Les ancêtres sont présents en nous et dans un grand nombre de sociétés on ne fait pas vraiment de distinction entre nous et l’ancêtre. Nous sommes l’ancêtre. D’abord parce que l’on estime qu’il n’y a pas vraiment de singularité individuelle absolue. Nous sommes tous des revenants. Nous tous, en tant que revenants, nous sommes l’expression d’un fantôme et sommes en relation avec lui. Nous sommes effectivement tous des revenants ! À partir du moment où nous sommes des revenants, nous sommes en communication intime avec l’ancêtre. Ceci parce que l’ancêtre n’est pas dissocié de nous, il est présent par sa mémoire vivante, par sa parole qui s’est imprimée dans les générations. Par ses objets aussi qui ont été transmis. Mais également par sa présence qui est en nous.
Ceci, alors qu’actuellement, dans nos sociétés on se dissocie de plus en plus de l’ancêtre comme on se dissocie des formes du passé. Le passé et le présent sont séparés. Ce qui n’est pas le cas dans les sociétés dites traditionnelles. J’entend par société traditionnelles, celles qui vivent avec leur origine toujours présente, celles qui ne sont pas entrée dans une course folle vers l’avenir, aveuglées par le mythe du progrès. D’ailleurs, dans ces sociétés on sait bien qu’il y a un présent un passé et un futur, mais dès que l’on passe deux générations en arrière, le temps s’arrête et se fond dans une sorte de temps originel. Ce qui est particulièrement le cas chez les natifs australiens.
PP : Mais à quoi selon vous, correspond ce que l’on pourrait appeler le processus de « fantasmagorisation », ou en d’autre terme, que font ou que disent en fait les fantômes quand ils apparaissent ?
MB : Fantasmagorie signifie « qui parle du fantôme en public », ou qui manifeste le fantôme par la parole. Dans les sociétés traditionnelles, tout être humain est une fantasmagorie puisque nous sommes tous des revenants. À partir du moment ou l’être humain fait parler son ancêtre, la fantasmagorie devient illusion. Elle prend le statut d’une forme mythique au sens où elle se sépare de la parole vraie. La parole vraie étant ce qui était en cours en Grèce avant le VIe siècle BP, pour devenir ensuite parole fausse. « Mythos » signifie en grec « la vraie parole » mais à partir du Ve siècle ce mot prend le sens de fable, de fiction pour laisser la place au logos. C’est à dire à la connaissance, au discours et à la science. Cette parole vraie est donc devenue illusion et irrationalité. C’est pourquoi aujourd’hui elle se masque pour revenir aux fondements de la parole. C’est pour ça aussi que nous faisons parler les fantômes en public. C’est d’ailleurs ce que nous faisons en ce moment.
PP : Dans vos écrits récents vous parlez d’une « sociomythologie » qui va bien au-delà de la seule étude comparative des cultures pour s’engager sur le terrain du soin et du politique. En quoi cette perspective vous semble t-elle fondamentale pour ne pas dire urgente ?
MB : Le terme « sociomythologie » est un peu lourd mais il correspond à une reconstruction. La sociologie renvoie seulement au logos, c’est-à-dire « connaissance » et « parole ». Or on vient de parler du clivage entre mythos et logos. Pour retrouver cette « présentification » du fantôme, ou cette articulation entre ces deux rationalités, nous allons devoir redonner du sens à mythologie. C’est ce qu’engage la sociomythologie qui vise à construire à la fois une mythique et une logique des sociétés. Dans la mythique on a quelque chose de bien plus large que le processus de connaissance (le logos) qui a tendance, à travers la logique, à se dissocier du vécu. Dans le mythe c’est l’inverse, le processus de connaissance s’ancre dans le vécu. Et qu’est ce que le vécu si ce n’est la recherche d’une harmonie avec son environnement ?
C’est précisément se soigner en soignant l’autre, soigner la planète en se soignant soi même. Car on ne peut pas soigner une personne sans soigner son environnement. C’est pourquoi, fondamentalement, toute psychologie est une « psychocosmologie ». Ce qui est urgent aujourd’hui d’un point de vue humain, ou d’un point de vue trop humain comme dirait Nietzsche, c’est de se soigner en soignant la planète parce que sinon nous allons finir par éteindre notre existence.
Pour Gunther Anders, le philosophe de la menace nucléaire, non seulement nous, mais nos ancêtres cesseront d’exister de manière vivante car ils n’auront alors plus de descendance.Ce sera donc comme si le monde humain n’avait jamais existé.
Créer ou reconstruire une mythologie, pour la remettre à la place de la science, c’est essayer de reconstruire un monde où l’homme recherche cette harmonie avec ses semblables en reliant la connaissance au vécu. Car aujourd’hui la connaissance est en roue libre. On considère que toute connaissance est bonne et peu importe les dégâts. L’urgence est donc bien de prendre soin de la société, du monde, de soi et des autres. Ce qui veut dire s’engager dans ce mouvement de prise en charge réciproque de soi et de l’autre.
PP : C’est bien pourquoi nous avons convenu d’inviter à Fiac Pierre Cappelle qui a une activité de guérisseur en Midi-Pyrénées que vous avez étudiée, non loin d’ici dans le département du Lot. Pierre est intervenu ici au même titre que les artistes. L’art n’a t-il pas à voir fondamentalement avec cette double dimension du mythe et du soin ?
MB : J’ai montré que l’art pouvait être le symptôme du malaise de nos sociétés, au sens où le disait Nietzsche, car il est la seule solution que nous ayons inventée pour tenter de retrouver le mythe. Mais c’est une solution transitoire. Une sorte d’étape dans une société malade qu’il faudra dépasser. C’est un peu la même chose pour les guérisseurs. Beaucoup de gens ignorent que nous avons encore un grand nombre de guérisseurs traditionnels. Il est vrai que la médecine moderne, dans la mesure où elle sépare la psyché de l’organisme, échoue dans un grand nombre cas. Les guérisseurs aussi peuvent échouer. Le problème n’est pas l’échec mais plutôt cette volonté de vouloir avoir raison à tous les coups. Avec la médecine actuelle, lorsque l’on échoue, on met en cause le patient et non plus l’équilibre toujours fragile entre celui qui essaye de soigner et celui qui est soigné.
Dans la conception mythique de l’existence, soigner, ou prendre soin, connaître et produire des formes qui pourraient êtres celles de l’artiste, est une seule et même activité. C’est pourquoi, je pense que si l’on veut construire une mythologie avec des pratiques artistiques, il ne faut plus séparer l’art de la science, de la politique et de la médecine.
Puisqu’il existe encore des guérisseurs aujourd’hui, cela nous permet de nous remettre en relation avec cette chaîne très ancienne de la pratique mythique, telle qu’elle continue d’exister aujourd’hui. Non seulement dans les rêves mais aussi dans nos pratiques quotidiennes.
PP : Que peut représenter justement aujourd’hui une figure comme celle de Pierre Cappelle ?
MB : Pierre Cappelle n’est pas seul. Dans mon petit canton du Lot, près de Saint-Céré, il y a une dizaine de personnes comme lui. Ces gens sont les témoins d’un espace mythique en sommeil. Ils continuent de nous parler de ce qui semblait être perdu mais qui est là au coeur du monde. Le chamanisme n’est pas du tout une pratique lointaine que l’on ne trouve qu’en Amazonie ou en Sibérie. On la trouve aussi chez nous. Mais quelle est la spécificité de Pierre Cappelle ?
D’abord, il n’a pas été influencé par les pratiques récentes liées au new age ou à l’usage des substances. Même si dans sa pratique viennent se croiser d’autres horizons, comme les influences tibétaines ou des cultures de réincarnation. Pierre a expérimenté assez jeune une sorte de mutation assez profonde de son existence. Alors qu’il était un individu tout à fait ordinaire, intéressé par les bagnoles, la bouffe et les femmes, je le cite presque, tout à coup il s’est aperçu qu’il avait une capacité à soigner les autres. Ceci avec une sorte de spiritualité un peu sauvage qui lui est tombée dessus. Mais son originalité c’est qu’il y a une quinzaine d’années, il a débuté une aventure avec les arbres. Aujourd’hui il soigne les gens avec les arbres.
Dans notre société actuelle c’est assez compréhensible car cela correspond à un revival écologique.
PP : Hormis Pierre Cappelle il y a eu un autre invité surprise à Fiac. Cet invité, qui a en quelque sorte marqué cette édition Fantasmagoria est justement l’arbre. L’arbre, cet être vivant finalement assez énigmatique qui est apparu et tient une place dans quasiment toutes les propositions des artistes. Qu’est-ce que cela vous inspire et que pourrions nous dire de ce curieux phénomène ?
MB : À partir du moment où les villes ont été construites en béton, donc en éliminant les arbres, l’arbre est apparu comme le fantôme qu’il faut faire revivre. Aujourd’hui ce sont les animaux qui sont à la mode. Même pour les scientifiques qui découvrent seulement la part animale de l’homme. Si bien que c’est la part végétale de l’homme que la science a du mal à faire émerger ? Ceci alors que cette part végétale est maintenant au centre des pratiques artistiques et politiques. D’abord, pour des raisons évidentes car on connaît bien désormais la relation entre l’arbre et l’atmosphère. Moins on aura d’arbres moins on pourra vivre. À la limite si il n’y avait plus d’arbre l’homme disparaîtrait. Une terre sans arbres n’est plus une terre vivable. C’est une terre où on ne peut plus respirer et où l’on meurt.
À moins de créer une société totalement artificielle avec des scénarii délirants qui feraient de l’homme une sorte de mutant n’ayant plus d’enveloppe corporelle pour devenir un pur esprit. Des scénarii même pas fantasmagoriques mais plutôt fantastiques où l’on projette un fantôme sans consistance. Pourquoi pas ? Mais face à cela, l’arbre est une manière de se rattacher à un autre type de rationalité.
De plus on commence à entrevoir la possibilité que l’arbre soit un être pensant. Quand on dit cela on franchi un tabou considérable ! Ceci alors que les scientifiques en sont tout juste à envisager que l’animal est un être pensant.
Et si l’arbre pensait que nous arriverait-il !?
C’est une question encore plus énorme que celle des extra terrestre dans l’univers. Là c’est la question de l’intra terrestre. Et l’intra-terrestre fondamental c’est l’arbre !
PP : Vous avez été invité à Fiac en tant que chercheur en sociologie et en ethnologie, mais aussi en tant qu’écrivain, philosophe, poète ou même artiste puisque vous avez réalisé un film. Que dit cet objet ? En particulier de votre position entre art science et politique ?
MB : Je ne me considère ni comme artiste, ni comme scientifique, ni comme politicien. N’oublions pas que pour Georges Bataille (1), ce sont trois figures de l’aliénation or j’essaie justement de me désaliéner. À moins que je ne sois trois fois aliéné.
C’est pourquoi, je pense qu’il faut créer de nouvelles oeuvres. Des oeuvres qui soient plus collectives que personnelles. Je pense qu’il faut dépasser l’individualisation des produits et entrer dans une sorte de fabrique collective.
À Fiac, j’ai justement essayé de créer une oeuvre collective avec les personnes qui étaient là, à savoir avec les artistes en interaction avec le village.
Pendant trois jours, j’ai vécu avec eux et je me suis imprégné de leurs problématiques, de leurs atmosphères. Mais au lieu d’en faire un documentaire analytique j’ai décidé de créer, à partir de tout ça, ne nouvelle oeuvre. Une sorte de poème en quelque sorte. Exactement comme lorsque on construit une oeuvre à partir d’un environnement mais d’une manière jaillissante.
C’est là que la notion d’obscure clarté m’est apparue d’une manière assez évidente. L’obscure clarté est quelque chose qui travaille l’histoire de l’Occident depuis quatre ou cinq siècles. Je me suis aussi aperçu, en allant chercher quelques textes pour animer des images noires, ou quelques paroles pour faire exister la nuit des mots, que cette opposition entre le clair et l’obscur existait entre Pascal et Descartes.
Et ceci, au moment même où notre société moderne va se construire, à la charnière des 16e et 17e siècles. Ces deux figures opposées, qui se sont connues, ont un rapport totalement différent face à la construction du monde. L’un, Blaise Pascal, reste obscur et extrêmement profond. L’autre, René Descartes, est devenu très évident, à tel point qu’il a envahi les programmes scolaires. Mais il a extrêmement vieilli. À tel point qu’à force d’être claires, ses idées ont perdu de leur force.
Car la question est là : lorsque l’on produit une oeuvre ne faut-il pas qu’elle ait toujours cette part d’obscurité fondamentale ? Il ne faut pas qu’elle soit trop claire. Ce qui devient gênant pour le scientifique classique qui voudrait démontrer des évidences et s’installer dans des vérités. Ceci alors qu’aujourd’hui, pour le scientifique, les objets sur lesquels il travaille lui échappent de plus en plus. Plus il fait la mise au point, plus les choses deviennent floues. Actuellement il n’y a même plus de matière ! Les particules fondamentales n’existent plus car dès que l’on zoom sur elles, elles deviennent une sorte de nuage.
Le nuage est en quelque sorte devenu l’élément fondamental, ou l’étoffe dont est composé notre monde. Alors effectivement, une obscure clarté me paraît plus définir cette étoffe fondamentale nuageuse du monde que les idées claires de Descartes ou des concepts trop précis.
J’ai donc voyagé à travers le nuage de ma mémoire et je propose à travers ce petit film un voyage fantasmagorique, un voyage qui fait exister mes ancêtres et les fait parler en moi.
(1) «Le plus grand des maux qui frappent les hommes est peut-être la réduction de leur existence à l’état d’organe servile. Mais personne ne s’aperçoit qu’il est désespérant de devenir politicien, écrivain ou savant. Il est donc impossible de remédier à l’insuffisance qui diminue celui qui renonce à devenir un homme entier pour n’être plus qu’une des fonctions de la société humaine (…) L’existence ainsi brisée en trois morceaux a cessé d’être l’existence: elle n’est plus qu’art, science ou politique.»
(«L’apprenti sorcier» 1937, dans Denis Hollier, Le collège de Sociologie, Folio essais, 1995 , p. 305 et 313)