Mehdi-George Lahlou, perché sur ses talons aiguilles rouge vernis marche sur des oeufs, et au passage brise des c…, et effiloche quelques voiles et tapis. Performer, plus ou moins peintre, « installateur », vidéaste à coup sûr, il parvient à construire une démarche cohérente, chaloupant entre ces dangereux récifs que sont les poncifs sur le genre (sexuel), et la difficulté à élaborer un discours distancié sur l’islam comme identité. Comment perturber à nouveau le genre quand il semble que Judith Butler a tout dit, comment interroger le religieux quand le simple fait de représenter, et donc de recomposer et d’interpréter peut poser problème ? Comment toucher juste ? Irriter sans facilité ? Le travail de Mehdi-Georges est comme ses talons haut : visible et même voyant, accrochant le regard, il a aussi du style, un certain chic dans le ridicule, et tient la route.
————————–la suite——————————-
Cette tenue dans l’idiotie et l’efficacité de son travail tient au fait que Mehdi-Georges Lahlou croise ces deux problématiques, celle du genre et celle de l’identité culturelle et religieuse. Or ces deux questions sont elles-mêmes des lieux de tension, tension d’une part entre le sexe biologique inné et le genre acquis, construit individuellement et socialement, et tension d’autre part entre le culturel et le religieux. On arrive ainsi à une sorte de tableau à quatre entrées, qui permet de multiples combinaisons des pôles de masculinité et de féminité à l’islam comme religion et comme aire socio-culturelle. Les oeuvres de Lahlou semblent explorer avec constance, méthode et un certain sens comique, les points où ces tensions se heurtent, surtout par les biais de la performance, de la vidéo et de la photographie.
Prenons un exemple : en 2009, Mehdi-George Lahlou réalise deux travaux autour de la question du voile, Ceci n’est pas une femme musulmane (16cm/25cm, tirages numériques sur aluminium, 4 exemplaires), un autoportrait de l’artiste voilé, et Déshabillez moi (video installation, 03 minutes 36 en boucle), où l’on voit Mehdi-Georges se voiler et se dévoiler consciencieusement, avec une application qui fait sourire. Et en effet, l’être qui se voile, se dévoile et pose voilé est un homme, visiblement, de type arabe, poilu, barbu, et au visage dont l’inexpressivité n’est pas dépourvue d’une certaine malice provocatrice. Du coup, les discours topiques sont déjoués : évacuée la victimisation de la femme musulmane sous le voile et bousculée la masculinité virile et traditionnelle telle qu’elle se construit et est fantasmée dans le monde arabe – la voici transférée vers un autre motif topique qui s’en trouve du coup désactivé, celui de la femme voilée. cliché + cliché = 0. Tout le monde a tout faux, arabo-musulmans et judéo-chrétiens caucasiens se retrouvent dans le même sac. Sous le voile, un homme.
Mais quel homme ? Cet homme qui a le visage de l’artiste est un sportif : il réalise des exploits héroïques, saut de haies, course à pied, pèlerinages sans fin autour d’un cube noir (figurant la Qa’abah), fait ses prières avec des empilements de briques sur le dos (Prayer – Al Fatiha, Performance 30 minutes, Brussels (BE), 2008). C’est un bon artisan : il sait réaliser des motifs décoratifs arabes traditionnels (Et au rouleau ?, acrylique et divers matériaux, 29x150x250cm, 2009), et des plats marocains (Dar_koom, restaurant, performance, 2010), faisant preuve d’hospitalité. Mais le repas est pour une personne à la fois. Les motifs artisanaux sont faits « au rouleau » de façon industrielle, ce qui enfonce un coin dans le cliché touristique de l’artisan marocain gardien des traditions. Et les exploits et actes religieux sont réalisés en body et collants moulants, ou nu, avec aux pieds les fameux hauts talons vernis. Les traditions sont travesties, comme le corps de l’artiste.
Il faut s’interroger sur le travestissement. Se travestir c’est changer d’identité par le biais du costume et de la modification en général de son apparence. Le terme de « travesti » renvoie plus spécifiquement à une modification d’ordre sexuel, de genre. La travestissement est subversif dans la mesure, comme le montre Judith Butler dans Trouble dans le genre, où il génère un doute, défixe ce qui semblait être fixée et stable de toute éternité – à savoir une essence masculine ou féminine. Par capillarité et parce que le corps est le champ de bataille où s’affrontent le personnel et le politique, du genre à l’ensemble des normes, le travesti suggère une perturbation de l’ordre social tout entier, d’où son statut de marginal et l’odeur de souffre et de dangerosité qui l’entourent. Mais pour être perturbant, le travesti doit rester dans un entre-deux trouble : devenir radicalement autre, adopter par exemple un comportement « typiquement » (selon les normes de la société où il vit) féminin ou masculin, peut apparaître au contraire comme un renforcement des stéréotypes. Cet entre-deux, Mehdi-Georges Lahlou le maintient par la juxtaposition ; il est homme et porte des marques traditionnelles de virilité : poils, sexe, muscles ; il chausse aussi des talons hauts – de femme. Il est un objet de désir double et troublant. Là encore, il cumule les stigmates : tête d’homme arabe + talons hauts de vamp, stigmate + stigmate = 0, plus rien ne tient et tout fout l’camp.
Ainsi, son installation Cocktail ou autoportrait en société (70cm/40cm, impression numérique sur aluminium, 4 exemplaires, 2010) composée d’un ensemble de tapis de prières devant lesquels sont déposés des chaussures d’hommes, à l’exception d’un tapis sur lequel crânent les escarpins rouge, a choqué et a été attaqué par des partisans d’un islam traditionnel. Cette installation, très simple, était triplement perturbante :
1 une femme ne prie pas parmi les hommes : question culturelle et religieuse.
2 et si ce n’était pas une femme ? un homme ne porte pas des talons hauts ou alors ce n’est pas un homme : question de la masculinité dans le monde arabo-musulman, et ailleurs…
3 on ne pose pas ses pieds sur le tapis de prière : le blasphème du provocateur – ou de l’idiot ?
Rien ne tient ou presque : une forme de cadrage, un usage de l’idiotie, et une omniprésence du performer, trois points qui caractérisent le travail plastique de Mehdi-Georges Lahlou de façon récurrente.
Le cadre est celui d’une boîte : la boîte du « restaurant » dans laquelle on entre, mais aussi celle de l’installation exposée, dans laquelle on n’entre pas – c’est bien la vitrine de la galerie qui a été visée par ceux qui criaient au blasphème. La boîte surtout dans laquelle sont enfermées et diffusées les vidéos. La boîte de Home Sweet Home (2009), cette vidéo qui parodie un pèlerinage à la Mecque, renvoie à la boîte qui en abyme dans la vidéo figure la Qa’abah autour de laquelle marche Mehdi-George Lahlou nu avec ses talons au pied, foulant des tapis de prière. A Art Brussels, cette boîte sera posée sur un socle en fer, évoquant encore davantage prison et rigidité. Ces boîtes figurent l’enfermement de l’individu. Elles correspondent à certains plans rapprochés des vidéos. D’un point de vue formel, les angles des tapis, des boîtes, se répondent : il est question alors d’une culture qui emprisonne. Mais ces boîtes sont aussi des moniteurs, des cadres, les cadres des images, et l’enfermement est alors celui des clichés et des discours, celui des stigmates. Lahlou renvoie dos à dos les obligations culturelles, le poids des traditions, et les cliches racistes et autres auxquels cette tradition donne lieu pour une autre culture. Sortir d’une culture, c’est pour Mehdi-Georges Lahlou être confronté à une autre qui vous y renferme à nouveau. Il n’est pas question ici du choc des cultures mais plutôt d’un double enfermement.
Déprimant ? Double-bind ? Comment sortir du cercle ? Et ne pas devenir fou ? On peut alors jouer au fou, et au passage trouver un genre de soi. L’idiotie, qui est une tradition en art, est une bonne porte de sortie et elle met de la légèreté dans un travail aux contenus lourds de sens et d’enjeux. Jean-Yves Jouannais dans L’idiotie, art, vie, politique, méthode (Paris, éd° Beaux-Arts, 2003), cite Breton et définit l’idiotie comme « défiance vis-à-vis de la thèse et de la dictature de l’esprit ; contradiction portée à la culture hautaine par « une gaieté moderne » ; critique des pirouettes de la forme et de leur prétendu renouvellement au détriment de la profondeur des pensées. » On comprend ici pourquoi Mehdi-Georges vit à Bruxelles, ville marquée par la surréalisme. Faire l’idiot, c’est lutter contre la gravité, et la lourdeur des systèmes religieux et autres. Mehdi-Georges Lahlou est en permanence burlesque, grotesque, ridicule, idiot. Son corps bien fait cambré sur talons hauts adopte des postures inconvenantes. Dans la série de vidéos Stupidités contrôlées (2009), Lahlou mange une banane le Coran sur la tête, ou tient dans sa bouche un balle de tennis, une coiffe traditionnelle sur le crâne. Débile. Comment un tel fou pourrait bien provoquer de sérieuses controverses ? Quand on est extrémiste religieux, ou défenseur d’une masculinité straight et sûre d’elle-même, on ne croise pas le fer avec ce genre de joyeux drilles, ce serait au risque de perdre sa dignité et son quant-à-soi. Et d’être à son tour, ridicule. La légèreté de l’idiot fait tout passer et déjoue les censeurs, l’air de rien.
Et puis si on suit toujours Jouannais, « idiotes, idiot, signifie simple, particulier, unique. (…) Toute chose, toute personne, sont ainsi idiotes dés lors qu’elles n’existent qu’en elles-mêmes. » Il est alors possible de suggérer qu’il y a là une autre sortie du jeu de miroir et d’emboîtage des identités : la position du clown, de l’idiot qui fait sans affirmer est une position malgré tout, celle d’une singularité maximale, sortie de sa boîte. L’importance de la figure de l’artiste – Mehdi-George est acteur de toutes ses performances – dont le visage apparaît de vidéo en vidéo, de photographie en photographie, parfois démultiplié (Portrait de famille, 51cm/71cm, 4 tirages sur aluminium, 4 exemplaires, 2009), n’est pas alors le signe d’une quête narcissique de soi, mais marque plutôt le retour de l’idiot, comme un gag récurrent. Pour ma part, je serais curieuse de voir le jeune Lahlou creuser encore cette figure grotesque, et la risquer davantage. Et basculer pour de bon du côté du Merveilleux.