ANARCHISATIONS ~ THEMATIQUE

 

Si l’on en croit les articles déposés sur internet, les médias et autres analystes politiques, le monde est en proie à une ‘anarchisation’ globalisée. L’anarchie assimilée au désordre, au chaos, semble focaliser toutes les peurs prétendument inhérentes à un futur incertain, consécutif à la mutation de nos sociétés. Cette vision semble osciller entre fantasme et réalité, chacun pouvant s’en saisir pour servir des propos contradictoires émanant d’obédiences politiques opposées. Les valeurs morales, politiques, l’éthique économique et sociale, la démocratie, l’équilibre écologique de notre planète … tout est sujet à des ‘anarchisations’ génératrices d’angoisses, imputables à des ‘anarchisateurs’ ne ressemblant en rien à des anarchistes.

Anarchie vient du grec « anarkhia » qui signifie « absence de chef ». Pour les anarchistes il s’agit d’établir un ordre social sans dirigeant, basé sur la coopération volontaire des hommes et des femmes libres et conscients, qui ont pour but de favoriser un double épanouissement, celui de la société et celui de l’individu qui y participe.

La mutation d’usage du mot anarchie n’est pas étrangère à une tentation dépréciative du sens initial vers la notion de désordre social. Elle n’est pas davantage fomentée pour nous donner le goût de résister à une domination unique et coercitive, ni pour nous inviter à revendiquer la multiplicité face à l’unicité.

A contrario, l’anarchiste toulousain Anselme Bellegarrigue revendiquait clairement dès 1850 dans son manifeste publié dans l’anarchie, journal de l’ordre, l’anarchie comme la base d’un ordre social.

« Ainsi l’anarchie, qui au point de vue relatif ou monarchique signifie guerre civile, n’est rien de moins, en thèse absolue ou démocratique, que l’expression vraie de l’ordre social.

En effet :

Qui dit anarchie, dit négation du gouvernement;

Qui dit négation du gouvernement, dit affirmation du peuple;

Qui dit affirmation du peuple, dit liberté individuelle;

Qui dit liberté individuelle, dit souveraineté de chacun;

Qui dit souveraineté de chacun, dit égalité;

Qui dit égalité, dit solidarité ou fraternité;

Qui dit fraternité, dit social;

Donc qui dit anarchie, dit ordre social.

Au contraire :

Qui dit gouvernement, dit négation du peuple;

Qui dit négation du peuple, dit affirmation de l’autorité politique;

Qui dit affirmation de l’autorité politique, dit dépendance individuelle;

Qui dit dépendance individuelle, dit suprématie de caste;

Qui dit suprématie de caste, dit inégalité;

Qui dit inégalité, dit antagonisme;

Qui dit antagonisme, dit guerre civile;

Donc qui dit gouvernement, dit guerre civile. »

Qu’en est-il aujourd’hui de la relation qu’entretiennent les artistes avec le politique et plus particulièrement avec les notions d’anarchie et de liberté ? Il semble que le domaine artistique constitue une sphère indépendante, permettant d’aborder ce sujet de manière directe, tout en gardant une distance nécessaire et qui lui est propre.

L’oeuvre d’art se met elle-même à distance du monde dans lequel elle évolue. Christian Ruby, docteur en philosophie, affirme que « contrairement au champ de l’art, qui réunit les institutions, la critique, les académies et la politique , les oeuvres d’art travaillent de façon autonome, en contrariant parfois les thèmes proposés par les commissaires lors des expositions. De la même façon, les oeuvres peuvent contredire le mouvement et le fonctionnement même du champ de l’art. » (France Inter journal 3 D, 19/12/2010)

De fait, nous pourrions considérer que les artistes sont des ‘ anarchisateurs ‘, dans leur rapport au politique et plus au-delà, par leur façon de dérégler notre vision du monde pour en inventer d’autres.

Les performeurs du mouvement Fluxus revendiquaient leur liberté créative en considérant l’art institutionnalisé comme un obstacle à la création de nouveaux langages. C’est face à la réalité politique et sociale des années soixante que ce mouvement vit le jour.

Plus récemment, l’anarchie et ses drapeaux noirs étaient présents au pavillon français de la Biennale de Venise avec une installation de Claude Lévêque intitulée « Le Grand Soir ». « Le Grand Soir est une chose très française que les étrangers ne connaissent pas et qui préfigure un changement de société, une rupture, l’anarchie. » Claude Lévêque.

Depuis l’an 2000, première édition de « + si affinité », l’art a exercé son pouvoir anarchisant sur le fonctionnement social du village, déréglant les rituels de rencontres. Plus d’une centaine d’habitants ont ouvert leur maison, habituellement espace intime et privé, aux artistes, aux oeuvre d’art et au public, créant ainsi une brèche vers l’autre différent et le monde. Les habitants de Fiac se rencontrent ou se redécouvrent dans les lieux publics qu’ils avaient désertés. Le café du village est devenu un lieu de parole par le biais des débats suscités par les expositions. Cette redynamisation du lien social fait naître de nouveaux projets, de nouvelles envies d’échanger et de participer à la vie de la commune. Peut-être alors pourrait-on parler d’une anarchie immanente à la simple présence de l’art au plus près de ses hôtes Fiacois.

Avec les artistes conviés à participer à cette douzième édition, nous questionnerons les limites entre art et engagement politique, art et transgression des codes culturels, religieux et moraux, plus généralement, nous explorerons les articulations entre Art et Utopies Libertaires. Utopies au sens étymologique choisi par Thomas More qui inventa ce mot en 1516 dans son livre Utopia : « qui n’est en aucun lieu ».

Patrick Tarres