Trans – Rituel 1 – + si affinité 2007 – Fiac

+ si affinité 2007  – Fiac

10 artistes        10 familles

Trans-Rituel  1 

 

Pour de Nouvelles Cosmogonies
par Pascal PIQUE

Quel est donc cet étrange rituel auquel se livrent les habitants de la commune de Fiac au beau milieu du Tarn depuis huit années maintenant ? Un rituel qu’ils ont eux-mêmes inventé et qui consiste, tous les ans à la même période, comme par hasard juste après le solstice d’été, à ouvrir pendant trois jours leur village et leurs demeures à des milliers d’étrangers. Dix familles de la tribu fiacoise convient donc dix artistes contemporains à investir leur territoire pour créer une oeuvre spécifique qui est donnée à voir à des hordes de visiteurs qui feront le lien entre espaces privés et espaces publics. Mais comment interpréter ce phénomène sporadique et tout à fait endémique ? S’agirait-il de l’un de ces nouveaux rituels « païens » remarqués et étudiés de près par nombre de sociologues, anthropologues, éthologues, psychologues sociaux ou psychanalystes. Il se dit en effet que depuis trente ou quarante ans, les peuplades d’Occident renouvelleraient leurs rituels tout en entretenant avec eux un rapport assez paradoxal.
Pourtant, certains observateurs parlent d’un mouvement général de « déritualisation » qui correspondrait à la disparition définitive dans notre civilisation des formes de pensées « mythiques » et « sauvages ». Il est vrai que ces formes ont été éradiquées au fil des siècles sous le double effet d’une diabolisation orchestrée par la religion dominante d’une part et d’autre part, du fait d’une sacralisation croissante de la pensée rationnelle, objective et productive. Il est vrai aussi que les mécanismes du rite, même si ils restent partout présents, sont souvent considérés comme issus de pratiques désuètes. Jusqu’à par exemple associer le terme de rituel à des manies obsessionnelles ou à des troubles compulsifs du comportement. D’autres observateurs attestent a contrario d’une « re-ritualisation » progressive en s’appuyant, au-delà des rites familiaux, sur l’audience croissante des grandes messes médiatiques, politiques ou sportives (festival de Cannes, fête de la musique, coupes du monde et tournois divers). Sans parler des nouveaux phénomènes de cultures urbaines comme le hip-hop, le graf, le rap ou le slam.

Fiac et l’art contemporain dans tout ça ?

Quid de l’aventure fiacoise et de l’art contemporain dans ce panorama même si ces derniers ne bénéficient pas encore de la même couverture médiatique ni d’une curiosité critique et scientifique avérée (encore que) ?
Pourtant, selon les grilles de lecture en cours, le projet générique de Fiac baptisé + si affinité participe bien de la définition du rituel. Il se caractérise par un cadre formel et temporel établi, de même que par une dimension spectaculaire et performative. Par ailleurs, Fiac produit à ce moment précis un espace-temps singulier. Le rituel général et les rituels particuliers inventés par les habitants et les artistes atteignent souvent une dimension « magique » en transformant les rythmes, les gestes et les imaginaires du quotidien.
Et puis surtout, ils reposent sur une structure du don et du contre-don à tous les niveaux de la triangulation familleartiste- visiteur. En particulier dans la dimension initiatique du projet à travers une sensibilisation à l’art contemporain tout à fait inédite que les protagonistes prodiguent personnellement et directement à l’égard du public. Si bien que la question de l’architecture et du lien social qui est au centre des considérations sur les nouveaux rituels, trouve à Fiac des réponses à la fois originales et prometteuses qui pourraient bien faire office de modèle. Et sans manquer au passage de faire la démonstration que l’art contemporain a son mot à dire et son rôle à jouer, c’est-à-dire toute sa place, dans les signes de bonne santé sociale et mentale de notre civilisation occidentale. Mais de ceci on n’entend encore trop peu parler chez nos amis sociologues, anthropologues, éthologues, psychologues sociaux ou psychanalystes.
En France du moins. Or, c’est justement cette double habilitation de la création contemporaine et de la matrice rituelle dynamisée et renouvelée par les artistes, que vise le projet Trans-Rituels.

Un programme expéri-mental

Après avoir exploré les domaines de la fantasmagorie, du rêve et de l’imaginaire lors des années précédentes, c’est donc à partir de la mise en équation des notions de transe et de rituel, que les éditions 2007 et 2008 de + si affinité poursuivent une approche expérimentale de l’art, du réel et du mental.
Le phénomène de la transe fait référence à un état de conscience intermédiaire, distinct de la veille, du sommeil et du rêve. Cet état mystérieux déborde la raison ordinaire pour opérer une jonction, une articulation entre l’humain et son environnement. Ce phénomène a été identifié comme étant et demeurant peut-être (cela reste une hypothèse), à l’origine des premières formes comme de la fonction vitale de l’art et de la culture dans toute l’histoire de l’humanité.
Les rituels peuvent aussi intervenir pour marquer des transformations, surmonter des ruptures et des discontinuités à des moments critiques dans le temps des individus et des groupes sociaux. Ils s’inscrivent dans le quotidien ou se réfèrent à des calendriers et à des temporalités spécifiques.
Ils sont chargés d’une efficacité et d’une expressivité qui leur est propre : comme donner sens au désordre, à l’accidentel, à l’incompréhensible, à l’immaîtrisable. Ils peuvent ainsi offrir à leurs acteurs et à leurs spectateurs, les moyens symboliques psychologiques de maîtriser le temps ou la violence des rapports sociaux.
En ethnologie, la transe et le rituel sont enfin associés, que ce soit dans l’étude des civilisations dites « primitives » et la persistance de certaines pratiques (chamanisme), ou dans l’observation de comportements contemporains individuels ou collectifs (religions, musiques rock ou techno, grandes messes sportives culturelles et politiques).
Aujourd’hui, la question de la transe et du rituel semble des plus sensibles : qu’est-ce qui se transforme, se perd ou se retrouve, dans leur permanence et leur renouvellement ?
Car ils ne sont jamais ni anciens ni nouveaux mais sans cesse à réinventer et reconsidérer. En fait, ces marqueurs de fictionnalité, c’est-à-dire de non-sens apparent, ne sont-ils pas à voir comme des facultés propres à réactiver la position de l’individu dans la culture, la nature et le cosmos ?
Encore faut-il déjouer la distance vertigineuse que les dogmatismes, occidentaux ou non, ont érigé en carcans de l’âme et du corps, de l’esprit et de la matière, condamnés à être séparés du monde.
C’est bien l’enjeu de ce projet intitulé Trans-Rituels. Ici, le préfixe « Trans » accolé au vocable « Rituels », invoque la nécessité du changement, celle du passage à travers, au-dessus, au-delà, des frontières admises, celle de la transversalité et de la sortie de l’univocité et de l’impasse.
Comme pour toujours réinventer une poétique de notre liaison à l’univers. Peut-être avec de nouveaux rituels « traversants » à même de provoquer d’autres jonctions oud’autres pratiques. + si affinité, qui est devenu un véritable rituel, pourrait en être le théâtre et le vecteur.
C’est pourquoi les artistes conviés à cette aventure sont issus aussi bien des arts plastiques que de la performance, de l’image, du son et de la danse que de l’écrit et du verbe, c’est-à-dire de l’art pris au sens large du terme. Venant ou faisant référence à des horizons culturels et/ou géographiques les plus divers, ils sont invités, avec les habitants et les visiteurs de Fiac, à donner forme, corps et sens à cette tentative d’une autre approche transartistique, transculturelle et transcivilisationnelle. Une aventure transformationnelle que la création contemporaine, disons-le clairement, est l’une des rares à pouvoir instruire.

Les transversales du Coyote

À cet égard, l’énergie déployée par Michel Giroud pour Trans-Rituel a été déterminante. Tant au niveau de la programmation à laquelle il a activement participé, qu’en termes de propositions transversales développées sur tout le village.
Historien et critique d’art hors pair, Michel Giroud est aussi éditeur (collection L’Ecart Absolu), performer, écrivain, poète et désormais artiste. Car l’artiste est le seul à pouvoir légitimer ce qu’il fait. Son totem, le coyote, a dû lui enseigner comment le bon sens et la folie allaient de pair. Tout comme lui, il dit « obéir aux vents cosmiques ». Ces préceptes sont au coeur de la pensée de l’interface, de la réversibilité et du renversement perpétuel des codes figés de la culture et de l’art, qu’il taille à coup de verbe, de marteau, de faux ou de clairon. Non pas dans une perspective de clôture ou de cloisonnement mais au contraire pour une émancipation mentale, physique et spirituelle en vue d’une « réanimation des âmes et des corps ». C’est à cet effet qu’il propose l’ouverture d’un « Centre de Reconversion Transformationnelle » dans l’ancienne maison de retraite des frères marianistes de Fiac. Non loin de là et en guise de prolégomènes, il a inauguré un nouveau catéchisme avec une séance de « Poésie Totalement Totale » transdisciplinaire qui mêle philosophie métaphysique, théologie spirituelle et théorie scientifique.
C’est ainsi qu’ont été invoqués quelques apôtres de l’émancipation de la pensée, depuis Diogène de Sinope à Proudhon en passant par Fourier, ou de Riemann à René Thom en passant par Beuys, Broodthaers et bien sûr Filliou. Avec à la clef un message qui n’est pas sans rappeler l’anthropologue Marcel Mauss et sa théorie du don comme rite et Fait Social Total : le progrès de toute société humaine étant basée sur la complémentarité dynamique et symbiotique du psychique et du social, la stabilisation du rapport entre les individus passe nécessairement par le savoir donner, recevoir et enfin rendre. Ce serait la condition première à la réinvention permanente et totale de soi, de l’autre, et du monde pour laquelle Michel Giroud n’a pas fini de militer.

Poésie et Translangage

Mais la dynamique de l’échange ne concerne pas seulement les biens matériels ou symboliques, qu’ils soient régis ou non par des systèmes économiques, agnostiques ou divins. Elle relève d’une nécessité première et inconsciente « supérieure ».
D’où l’invention par Mauss du concept de « hau » qui évoque sans vraiment le déterminer ce processus qui serait de l’ordre de la pensée et du langage. Pour ne pas dire la pensée poétique. Celle de Charles Dreyfus incarne cette méta-connaissance . C’est pourquoi elle est nécessairement transgressive, dans ses prises de parole comme dans ses silences. L’environnement et le rituel qu’il a conçus à Fiac accueillaient le visiteur par un double avertissement : « Le langage m’habite sans gage » et « Ici déicide ». Histoire de préciser que la pensée poétique et la vie de l’esprit ne sauraient se satisfaire de petits arrangements mercantiles avec le Divin sous formes de gages, d’offrandes ou d’aumônes. Mais l’attaque du divin est ici plus fondamentale.
Elle consiste à libérer la pensée de la vérité unique implacable et de l’univocité du sens, installés entre autres par l’idée de Dieu. A l’opposé, la pensée poétique institue la dualité ou l’ambiguïté du sens au profit d’une exploration de l’indicible.
Ce à quoi faisait écho la litanie égrainée à l’infini pendant trois jours par l’artiste revêtu d’une toge blanche et d’une sorte de moulin à prière : « Taire cet élément, c’est élémentaire ». Mais le taire ainsi (sous la forme d’une sorte de transe verbale), c’est aussi dire haut et fort la nécessité de plonger la langue dans la polysémie et l’invisible pour toujours et sans cesse ouvrir d’autres espaces d’interprétation.
À l’inverse du rétensif et mortifère « Ce dont on ne peut parler il faut le taire », le célèbre aphorisme du philosophe Wittgenstein, le rituel et la zone d’échange proposés par Charles Dreyfus nous permettent d’envisager la pensée poétique comme un « translangage » à fonction cognitive ré ouvrant en permanence la connaissance sur les mystères du vivant, de la mort et de l’infinitude.

Transgresser la mort

À travers sa mise en scène de la mort sur le parcours du golf de Fiac, Eric Madeleine a joué avec l’un des mécanismes les plus profonds et les plus sensible de la conscience humaine : déjouer le trauma occasionné par l’angoisse devant l’issue fatale que nous devons tous partager un jour ou l’autre.
Cette nécessité ontologique, commune à toutes les civilisations et à toutes les périodes de l’histoire, serait même selon certains chercheurs, à l’origine comme à l’articulation des pratiques du rite et de la transe. Préférant toutefois le terme plus moderne de protocole à celui de rituel, l’artiste n’en a pas moins livré une réinterprétation à double caractère anthropologique et poétique en donnant à la pratique du golf une portée inédite. Il est vrai qu’il se définit lui-même comme « producteur de geste, sculpteur de compétences et tailleur de coutumes ». N’oublions pas qu’il a inauguré ce programme précurseur et visionnaire dès le début des années 1990 sous le nom de Made In Eric en développant le concept de « corps objet » sous forme de performances.
À Fiac, c’est en observant le swing des golfeurs que l’image de la grande faucheuse s’est imposée. Restait à isoler, à mettre en évidence et à scénariser cet « ultra geste » en ajoutant un trou démesuré au parcours existant. C’est donc à l’intérieur d’une fosse creusée à la pelleteuse et baptisée trou n° 0 (à voir aussi comme une vraie fausse tombe), qu’il a demandé à deux soeurs jumelles dont l’une est dissimulée sous une ample cape, de mimer l’entraînement du coach au swing pendant trois jours. Non content d’avoir enterré la mort, il a littéralement figé ou arrêté son geste dans un mouvement pendulaire perpétuel. Le swing étant aussi ce moment de grâce où le musicien fait balancer le rythme pour sortir de la dualité binaire, on peut estimer qu’Eric Madeleine a su domestiquer et transcender la mort dans une construction symbolique et sociale réinventée. Ce qui, dans nombre de cultures extra-occidentales, correspond à une ouverture sur l’au-delà et à d’autres dimensions ou niveaux de conscience.
Encore faut-il au préalable, comme c’est le cas ici, avoir neutralisé et outrepassé ses peurs les plus viscérales.

Revoir la matrice sacrificielle

Joachim Montessuis et ses hôtes ont tenté et réussi de façon assez magistrale une aventure post-mortem. Tout a commencé par un acte sacrificiel, celui du coq de la maison qui devait sans trop tarder être écarté du poulailler pour prévenir les effets de la consanguinité. Si bien que le rituel s’est imposé de lui-même. Le coq a donc été immolé sur un autel improvisé. Mais c’était pour mieux réapparaître dans l’installation que Joachim Montessuis lui a consacrée dans le grenier de l’ancienne ferme où il était reçu. Au-delà d’un hommage, il s’agissait d’accompagner le mort dans l’expérience du trépas en prenant modèle sur le Bardo, le livre des morts issu de la culture tibétaine. Ainsi, après avoir gravi les marches d’un l’escalier de bois, le visiteur pénétrait dans un espace saturé de lumière, de son, et à l’atmosphère suffocante due aux tonnes de sel recouvrant le plancher.
Associé à une seule source de lumière aveuglante, le chant du coq qui avait été enregistré au préalable de sa funeste disparition, hantait les lieux à la manière d’une complainte d’outre-monde. Le tout était orchestré de manière à provoquer une perte de repères temporels, spatiaux et physiologiques par l’immersion physique et mentale du spectateur dans un univers fantastique. L’une des images qui pouvait alors venir à l’esprit est celle d’une sorte de gouffre, ou de tunnel lumineux et sonore, tel qu’il a pu être décrit dans les fameuses expériences de mort imminente. Aux deux extrémités symboliques de ce tunnel, Joachim Montessuis a convoqué deux mystères fondamentaux. Le premier, celui de la matrice originelle des rituels de procréation et d’immolation, a été identifié au sacrifice humain. À ce sujet, il a même été envisagé que les premiers rois auraient été des rois morts, auxquels on aurait progressivement substitué l’animal sacrificiel. À l’autre bout du tunnel entre en scène le Bardo. Ce guide des voyageurs dans les autres mondes a pour fonction d’enseigner l’art de mourir, d’initier les rites destinés à exorciser, consoler et fortifier le mourant et surtout, à le préparer aux expériences de la mort en évitant les pièges des autres mondes. Dans une troublante triangulation transculturelle et transhistorique, Joachim Montessuis a su réveiller, « transversaliser » et réinventer un processus sociobiologique et mental matriciel de la civilisation humaine.

Transe visuelle et ondes Alpha

Au-delà (ou en deçà) de toute mythologie, l’exceptionnelle expérience du fascinant tunnel a pu être vécue de manière très concrète grâce au projet conjoint du groupe Étant Donné (Eric et Marc Hurtado), associé à Shiraz el Khairi et aux fameuses Dreamachines de Brion Gysin, les premières oeuvres de l’histoire de l’art conçues pour êtres vues les yeux fermés. Là aussi le visiteur devait se plonger dans une sorte de chambre noire. Attiré par une sonorité vrombissante, il découvrait à l’intérieur un ensemble de sculptures translucides de Shiraz El Khairi réalisées à partir d’ombres humaines tracées puis moulée en résine à même la terre.
Relevées puis suspendues dans l’espace, ces ombresmatière (symbolisant l’âme de l’individu) devenaient autant de corps diaphanes palpitants de lumière sous l’effet stroboscopique émanant de trois Dreamachines. Ces instruments conçus par Gysin dans les années 60 ont été ressuscités et reconstitués à l’identique par Étant Donné. Ils sont composés d’un cylindre ajouré éclairé de l’intérieur par une ampoule, en rotation sur un socle. Le spectateur était invité à se positionner face aux machines (entre 30 et 40 cm) de manière à laisser advenir à travers ses paupières une pléiade d’événements et de motifs luminescents rémanents : phosphènes, post-images, hallucinations diverses, dont le mystérieux tunnel sous la forme d’un vortex pulsatif. Ces apparitions de l’ordre de la transe visuelle sont dues au fait que la rotation des machines est indexée sur la fréquence des ondes Alpha de notre cerveau. Les ondes Alpha correspondent à un état intermédiaire entre veille et sommeil, à la lisière du conscient et du subconscient. Pourvoyeur d’images, cet état très particulier de symbiose physiologique et mentale est reconnu pour être favorable à la réceptivité, à la création, et à l’exploration atypique du potentiel cognitif humain. Il a aussi été attesté qu’à travers les ondes Alpha, le mécanisme électromagnétique du cerveau pouvait être influencé par certaines énergies telluriques ou par l’activité solaire, elle-même déterminée par d’autres corps planétaires, stellaires et galactiques. Ce qui expliquerait pourquoi certains expérimentateurs de cette oeuvre ont eu la curieuse sensation d’entrer en vibration avec le cosmos.

Fertiliser le temps

Cette conscience si particulière de l’appartenance symbiotique à un univers élargi et d’un fonctionnement interdépendant, voire d’une réciprocité entre l’humain et le cosmos se serait établie par l’intermédiaire de rites cosmiques qui auraient progressivement supplanté et absorbé les rites totémiques. Les rites totémiques auraient, dans un premier temps, été chargés de garantir les besoins vitaux et d’assurer les systèmes de reproduction et de survie. Comme en s’identifiant par exemple à un animal ou à un élément naturel, pour devenir son équivalent et s’assurer ainsi sa bienveillance. Les rites cosmiques partagent cette fonction mais avec une mission plus large qui est de créer, maîtriser et par là garantir, la bonne marche du monde. C’est-à-dire de l’univers dans son entier en réinventant une conscience de l’unité terrestre et céleste. Ces rites ont aussi pour particularité d’avoir inventé et codifié les rapports de pouvoir entre les dieux et les hommes, puis entre les hommes eux-mêmes quand le chef ou le Roi s’est revendiqué d’une essence divine. Les propositions de Christine Laquet dédiées au temps et à la fertilité, réactualisent ces mécanismes en les prolongeant par deux problématiques contemporaines : le lien à rétablir entre l’urbain et le rural, et à une autre échelle, entre l’Orient et l’Occident. Et ceci, en croisant des perspectives à la fois imaginaires, spirituelles et politiques. À cet effet, elle a conçu une sorte de circuit rituel articulé sur trois figures principales : un moine bouddhiste symbolisant la méditation et l’ascétisme, une clepsydre à blé accordée sur la temporalité du rite de l’exposition et un autel de fécondité où elle a disposé des amulettes sexuelles et phalliques sur le mode du Palat Kick thaï, dont la fonction magique peut être d’attirer le client, de rendre fertile ou de chasser les serpents. En exergue, une vidéo réalisée à Bangkok montre le curieux rituel imposé par le Roi de Thaïlande aux populations qui consiste à figer toute activité du pays deux fois par jour, le temps d’une sorte de minute de silence, en hommage à l’hymne national et à sa propre personne. Si cet ensemble a bien pour dénominateur commun la maîtrise du temps, il met en opposition deux types de pouvoirs qui assurément n’ont pas la même dimension poétique. L’un est fondé sur la contrition, la contrainte, le respect forcé et la peur, l’autre sur l’énergie vitale et l’imaginaire érotique. Gageons avec Christine Laquet que la magie sympathique du second est à la fois plus féconde, plus propice à une mutation fertile de notre rapport à l’univers et à l’éveil d’une conscience cosmique.

Transmutation cosmo-tellurique

En tant que performeuse, Edwige Mandrou a développé une pratique assez intense des mécanismes du rituel et de la transe. De même qu’une perception extrêmement sensible du potentiel énergétique des flux qui traversent les êtres, les choses et les éléments. Particulièrement attentive aussi aux divers symbolismes culturels qui les habitent, elle orchestre la complexité de ces paramètres de manière à la fois synesthésique, intuitive et inspirée. L’univers qu’elle a réorganisé à Fiac reposait sur les processus d’initiation, de divination, d’offrande et de transmutation. Son premier travail a d’abord consisté à trouver une nouvelle respiration de l’espace-temps où elle intervenait en l’installant dans une dimension cyclique et non plus linéaire. Pour faire germer cette situation, quelques semaines avant l’exposition, elle a inauguré avec la famille le rituel divinatoire du Yi-King, le livre chinois intitulé Le classique des changements ou Le livre des transformations. Les deux premiers héxagrames tirés par le couple ont aussitôt été transplantés dans le jardin avec du blé de façon à êtres sortis de terre, de part et d’autre d’un tas à offrandes, au moment de l’exposition.
Cette opération a été complétée par la réalisation d’un portrait de famille en morphing où les individus se transforment et se fluidifient dans une identité unifiée et continue.
En contrepoint, une vidéo installée dans les soubassements de la maison montrait un oeuf originel doté de pulsations respiratoires. Après avoir en quelque sorte réinstallé l’âme et la matrice des lieux, Edwige Mandrou a monté un tipi à l’extérieur de la maison, où pendant les trois jours de l’exposition, elle a proposé aux visiteurs des séances personnelles de divination. Transformée en femme-mage, l’artiste a en fait réinventé tout un système de liaisons symboliques, sociales voir énergétiques entre les protagonistes (famille, visiteurs, elle-même), les éléments et l’univers, en fusionnant deux cultures fondées sur des rites totémiques et cosmiques.
En Orient, le Yi-King est avant toute chose, une recherche spéculative cosmogonique symbolisée par le cercle tourbillonnaire du Yin et Yang qui figure la fusion, la transformation des contraires, des énergies et des dimensions terrestrescélestes.
S’élevant lui aussi sur la base du cercle qui représente le sol et la terre, le tipi a été conçu par les Nord Amérindiens à la fois comme un moyen de transport et comme un habitat dont les parois représentent le ciel.
Les perches qui tendent sa structure sont considérées comme autant de chemins vers la dimension spirituelle et le monde interstellaire originel. Dans cette recomposition cosmologique, l’artiste avait d’ailleurs pris soin d’utiliser le même matériau de bambou pour les bâtonnets des héxagrames et l’ossature du tipi. Comme pour mieux assurer le potentiel de mutation cosmo-tellurique de son dispositif.

Terre, Eau, Feu, Air et Cosmos

L’approche transculturelle et transcivilationnelle est à la fois l’une des clefs et l’une des perspectives de développement du programme Trans-Rituel. Même si l’on assiste à un renouvellement des pratiques trans-rituelles dans le monde occidental, il reste évident que leurs dimensions originelles et fondamentales ont été éradiquées de l’horizon de notre pensée. Historiquement et « techniquement », ce triste phénomène peut être comparé à celui de la réduction de la biodiversité. D’où l’invitation de la culture Baul à la table des artistes essentiellement occidentaux, qui jusqu’à présent ont été invités à Fiac. Cette précieuse présence vient parachever et dans une certaine mesure signer cette première édition de Trans-Rituels où les apports extra-occidentaux multiples ont nourri les artistes et leurs projets. Jusqu’à parfois transgresser les limites que l’on assigne à l’art dans notre conception occidentale de la culture. Originaires du Bengale, les Bauls sont justement connus et reconnus pour le rôle transgressif qu’ils jouent au sein même de leur société. Poètes, chanteurs et danseurs, ils exercent leur art de village en village tout en assurant une fonction organique de régulation des tensions individuelles ou collectives. Pratiquant la transe physique et vocale, leur nom issu du sanscrit « batul », signifie littéralement fou ou ivre de vie et d’aspiration divine.
Mais les Bauls préfèrent les humains aux divinités.
Ils fustigent les dogmes religieux, conspuent les systèmes de caste et abordent la spiritualité en termes érotiques.
Leur philosophie et leur art de vivre sont fondamentalement transculturels puisqu’ils se sont inspirés à la fois du Bouddhisme, de l’Hindouisme et du Soufisme. Leur rapport au divin repose sur la vie terrestre, sans réincarnation, ni rédemption ou ressuscitation aucune. Leur cosmogonie est fondée sur la symbiose de l’homme avec les éléments et la dimension cosmique de l’univers qu’évoque leur conception des cinq « voûtes » de la vie. À Fiac, à travers les différents rituels, concerts et repas qu’ils ont offerts, Paban Das Baul et Mimlu Sen ont plongé le village dans une ambiance très particulière. Une sorte d’atmosphère symbiotique, un nouvel air quasi palpable de régénération individuelle, sociale, spirituelle et cosmique.

Vers la Transcréation ?

Nous venons de voir à quel point la réouverture d’une perspective conjointe de la transe et du rituel pouvait cristalliser d’autres dimensions symboliques et cognitives. Non seulement pour ré enchanter le monde, mais surtout pour assurer une fonction d’autorégulation à travers un processus de réinvention permanente de modèles de co-évolution entre l’homme et son environnement. Il est clair, au regard de la richesse et de la justesse des propositions artistiques issues de Trans-Rituels 1, que l’on assiste à un renouvellement des fonctions organiques de la transe et du rituel. Comme s’il y avait une revanche de ces deux entités. Il est vrai aussi que notre société qui se veut avant tout technique, rationnelle et marchande, a du mal à percevoir les rites les plus subtils qu’elle engendre et a tendance à occulter leur portée à la fois symbolique et mentale. En particulier à l’égard de ses propres artistes et du rituel même de l’art contemporain, bien que leur statut, l’attention et les valeurs qui leur sont données, aient considérablement évolué. Mais cela fait aussi partie de la mécanique du rite. À travers lui, une société prend sans doute conscience d’elle-même, mais d’une manière peut-être indirecte, différée, après s’être en quelque sorte réfléchie dans le monde immatériel. C’est l’un des défis majeurs que doit relever la civilisation occidentale dominée justement par le strict et radical contraire de l’immatériel : le matérialisme consumériste. D’où l’importance capitale de réinvestir la transe et le mot « trans », de manière à la fois sémantique, symbolique, et opérationnelle.
En réponse, le concept de Transcréation participe à un nouveau type de connaissance où la poésie et l’art (re)trouveraient une place prépondérante dans la connaissance de la face cachée de la réalité. Cette connaissance nous fait cruellement défaut aujourd’hui pour relever les nombreux défis économiques, politiques, sociaux, culturels et bien entendus environnementaux, auxquels l’humanité est confrontée.
Pour cela il faut recréer une aptitude à la vision et à la fonction imaginative pour commencer à « reprogrammer le cerveau ». C’est pourquoi le processus d’installation d’une forme de Transcréation nécessite d’opérer une synthèse dynamique entre l’art et la poésie, l’épistémologie et la métaphysique.
C’est-à-dire en dépassant l’antagonisme entre les principales formes de savoir que sont l’art et la science. Pour le penseur roumain Pompiliu Craciunescu, la réhabilitation de la poésie et de l’art est même le seul moyen de retrouver une capacité de projection dans un devenir. C’est la voie de la connaissance transcosmologique, une « cosmologie de visions cosmologiques » qui correspond à une nouvelle conscience transversale de notre rapport mental aux différents niveaux de réalité du monde extérieur. Il semble que les oeuvres et les énergies libérées à Fiac pour Trans- Rituels 1 aillent dans ce sens et donnent une réalité à la fois concrète et pratique à ces concepts. Et ceci, jusque dans leurs incidences sur le comportement coutumier des habitants.
Pour preuve, le rituel de transmission qu’ils viennent d’inventer afin de passer le relais aux familles qui recevront les artistes de Trans-Rituel 2. Les invitant à une soirée festive ils ont réalisé un radeau avant de l’immoler par le feu sur la rivière qui borde le village. Dans cet intermédiaire poétique et flottant, entre terre, air, eau et ciel, les scories du brasier sont venues tutoyer les étoiles.

 

__________________________________________________________________________________________________

Les artistes

Michel Giroud, Charles Dreyfus, Eric Madeleine, Joachim Montessuis, ETANT DONNES et Shiraz El Khairi, Christine Laquet, Edwige Mandrou, Mimlu Sen et Paban DAS BAUL

__________________________________________________________________________________________________

Le commissariat

Commissaire d’exposition : Pascal Pique

Directeur artistique : Patrick Tarres