VOOIRe – Patrick Tarres

VOOIRe

Voire

 

De l’importance du choix en art, comme de l’inéluctable responsabilité qui en découle, naît l’idée de cette non-thématique proposée davantage aux commissaires de VOIRE qu’aux artistes invités par ces derniers. Il est donc important de préciser ce qu’est un commissaire d’exposition, autrement nommé curateur, avant d’avancer dans la présentation de cette treizième édition.
« Le travail d’un commissaire d’art contemporain consiste à définir le concept de l’exposition, choisir les artistes et assurer le suivi de la production, l’accrochage et l’installation des oeuvres. C’est donc un travail en partie abstrait de conceptualisation, un travail esthétique et social de sélection et un travail artistique d’installation. Viennent ensuite les tâches de conception des outils de communication et de rédaction ou de direction des publications de l’exposition. » (1) Produire et communiquer une pensée en opérant un rapprochement subjectif entre des oeuvres, tout en respectant leur spécificité et leur singularité, est donc le modus operandi du curatoring en art contemporain.
Cette ‘grammaire curatoriale’ agit comme celle qui, en écriture, consiste à juxtaposer des mots pour constituer une phrase faisant sens. Si cette pratique confère un statut d’auteur aux commissaires d’exposition, il n’en demeure pas moins que l’oeuvre d’art s’autonomise comme objet de pensée dès sa conception. C’est donc en organisant la mise en relation de préoccupations multiples et diverses que s’écrivent les expositions d’art contemporain. À la charnière de ce concept d’exposition et de ses variantes, il est une responsabilité majeure : introduire l’oeuvre d’art en société.
Telles sont donc, hâtivement résumées, les conventions définies par les curateurs eux-mêmes, lorsqu’il s’agit de préciser les modalités de leurs interventions. Une veille artistique sans lacune, face à la quantité et la diversité des informations afférentes au champ des arts plastiques, relève de l’impossible. Les commissaires sont donc amenés à opérer des choix selon leurs sensibilités en s’appuyant sur des critères d’excellence que le monde de l’art, dans son ensemble et dans sa complexité, transformera peut-être en critère de reconnaissance, si ce n’est déjà fait.
L’événement annuel + si affinité consiste en une résidence d’artistes en création dans les espaces privés d’habitants de communes rurales sur le territoire de la Communauté des Communes du Pays d’Agout dans le Tarn. Les oeuvres produites dans ce cadre sont montrées au public pendant trois jours sur leur lieu de création, en présence des artistes et de leurs hôtes, au domicile de ces derniers. Nous sommes donc en présence d’autant de lieux d’exposition que d’artistes invités. Il va de soi que ces endroits n’ont rien en commun avec les white cubes auxquels une nouvelle virginité est restituée entre chaque proposition artistique : ils sont habités. Après avoir articulé les précédentes éditions autour de propositions réflexives, confrontant le cognitif au fantasme, au magique et au mythe, avec la complicité de Pascal Pique, commissaire de ces expositions, « Anarchisations » a permis d’explorer, en juin 2011, les relations entre l’art et le politique sous le commissariat que je partageais avec Jackie-Ruth Meyer et Pascal Pique. Christian Ruby, philosophe invité lors de cette dernière exposition, a précisé ce qu’il avait observé durant les trois jours de cet événement dans un texte qu’il intitule « Anarchisation et / ou émancipation du spectateur ? » figurant dans le catalogue 2011.
« L’AFIAC s’acharne à rebondir sur ce qui constitue le fond de trop nombreuses manifestations culturelles : l’instrumentalisation des oeuvres d’art. La conviction d’avoir à mettre l’art et la culture au service de valeurs d’État, et à placer la délectation artistique en moteur de la promotion d’une utilité civique quelconque, le plus souvent conditionnée par le spectaculaire, ne cesse d’assigner, partout, à l’art la vocation de graver dans le coeur des femmes et des hommes ces valeurs spécifiques, et veut sceller l’empreinte de la société sur les esprits. En contrepoint, l’AFIAC ne se contente pas d’occuper des lieux publics, elle vise à donner corps à un espace et une parole publics. » (2)
‘VOIRE Art et embarras du choix’ tend donc à recentrer les choix artistiques sur la spécificité inhérente à la forme de monstration proposée ici. Pour ce faire, j’ai invité deux commissaires, Manuel Pomar, directeur du Lieu Commun à Toulouse, et Yvan Poulain, directeur du Musée Calbet à Grisolles, à n’envisager comme unique contrainte que l’embarras du choix, dix artistes pour dix expositions, hors sujétion aux règles de la ‘grammaire curatoriale’. Mes co-commissaires ont abondé dans le sens de cette proposition et c’est avec un plaisir non feint qu’ils ont composé une programmation artistique très féconde dans le contexte particulier de ce projet. Je les en remercie très chaleureusement. Vous trouverez leur témoignage dans ces pages. Les artistes ont quant à eux accepté l’enjeu, voire le jeu d’une expérience de création et d’exposition, en marge des pratiques conventionnelles.
Tout a commencé le vendredi 29 juin 2012. Il est 19 h 30, la place de Saint-Paul-Cap-de-Joux connaît un déréglage de temps et d’espace. Les pétanqueurs se sont déplacés sur l’aile gauche des allées de platanes, en lieu et place de leur aire de jeu habituelle, deux rangées d’échafaudages encadrent un grand bassin dont l’eau est du même bleu que l’affiche de l’événement. La foule des invités grouille autour d’un buffet multicolore flottant parmi des petits canards en plastique ; il est agité par des bateaux à moteur miniatures télécommandés par des enfants médusés et heureux. Non moins enthousiastes, les adultes sont transportés dans une ambiance balnéaire poétisée. Des serviettes en papier sont accrochées en guirlandes de fanions imprimés vichy. Les rayons du soleil s’égarent en éclats de joie en traversant un mur de bouteilles déjà vides mais très colorées. La magie opère et je ne serais pas surpris de croiser Monsieur Hulot en vacances dans le coin. J’ai invité Marion Pinaffo à concevoir un vernissage et son buffet, elle a ouvert une porte qui donne sur la plage, en guise de mise en bouche. Une fois les pieds dans l’eau, on se laisse aller à rebondir de jeux de mots en formes sensées, d’humour en gastronomie, de goût en ergonomie… On retrouvera l’univers de cette jeune designeuse quelques heures plus tard dans une chapelle rénovée par les artisans bénévoles de l’association Sainte-Cécile de Plane-Sylve qui reçoit Marion. Le grand bassin est ici maquetté, on retrouve les objets de l’installation festive dans une ambiance plus sacrée ; cette deuxième étape nous éclaire sur le sens détourné des mots et des formes utilisés sur la place du village ; il est bien question, entre autre chose, de religion et de canards, ceux-là mêmes dont la chair entrait dans les recettes de tous les petits fours dégustés tout à l’heure. Sur l’autel, un téléviseur diffuse une vidéo qui montre sans emphase les recherches et expérimentations préparatoires de ‘Péchés aux canards’ ; c’est filmé dans une ambiance familière et tendrement drôle.
Ce vernissage a été inspecté par Auguste Legrand en personne, écrivain, éditeur et critique gastronomique français qui nous a attribué la note maximale (six cacahuètes) dans le guide Legrand des buffets de vernissage.
Mon deuxième invité est installé dans une belle demeure non loin de la place, au centre du village. Jérémy Laffon à investi le jardin majestueux de Carole et Charley Puyelo. Nous n’y accèderons pas par la maison, mais par une ruelle qui conduit directement sur le lieu d’intervention de l’artiste. Dès que nous nous engageons dans cette voie étroite, un bruit sec et répétitif rythme et accompagne nos pas jusqu’à un portail auquel est accrochée une mise en garde très électrique sous forme de pictogramme. Nous comprenons dès lors que la pièce proposée ici fonctionne en tension avec le spectateur, nous vérifierons très vite que c’est l’ensemble du contexte qui est mis sous tension dans un épilêpsis (3) radical. Le rythme perçu dans la rue ne nous quitte pas, il change juste de tonalité et de source. Ici il provient d’un poste à clôture généralement utilisé pour parquer les animaux. L’appareil est connecté à une Jaguar Sovereign accidentée et sans roues posée sur une sorte de socle en bois. Les feux du véhicule clignotent au rythme impulsé par le poste à clôture. De toute évidence la voiture-sculpture est entièrement sous tension, le jeu (cher à Jérémy Laffon) consistera à vérifier l’hypothèse en s’armant de courage pour poser ses mains sur l’objet de luxe et d’art. Une deuxième forme est alors perceptible, celle invisible de l’électricité, peut-être la plus aboutie, sûrement la moins objectale. En s’éloignant un peu de la Jaguar, le premier claquement entendu dans la rue revient à notre oreille et nous attire au fond du jardin. Au détour d’un massif se dresse un vieux portique en béton, carrément austère, franchement disgracieux, c’est le support idéal pour un pic vert mécanique fait d’un piolet articulé animé par un moteur d’essuie-glace. L’animal métallique et électrique s’attaque à un arbre aussi dur et froid que lui dans un concert minimal, obsédant et cruel comme un supplice chinois. À quelques mètres de là, une dépendance un peu délabrée s’appuie sur le mur d’enceinte du lieu. La porte de ce hangar à outils est percée de quatre hublots sans fonction apparente. Une lumière blanche et crue jaillit de ce nulle part mystérieux et stroboscopique. ‘Enlever les roues, couper les fils, sans perdre la masse’, est le titre général, il comprend ‘epileptic sovereign’, ‘pic vert’ et ‘hublots’. Le tout est épileptique au sens grec, le nouveau comme l’ancien, Jérémy Laffon a mis la main sur le jardin et nous prend par surprise.
C’est après avoir reçu Marie Aerts en tant qu’artiste de la performance, dans le cadre de la saison dernière des AFIAC/Café/Performance que j’ai eu envie d’aller plus loin en invitant la plasticienne. Nul ne saura ce qui s’est dit entre Marie et Marianne Delaunoy, son hôte belge récemment installée dans cet ancien presbytère. C’est du domaine du privé. Si la pièce réalisée par l’artiste a quelque chose à voir avec le contenu de ces discussions, nous déduirons qu’elles furent intenses, profondes et révoltées. ‘Révolte’ produit un choc visuel certain. Sous le chêne séculaire et majestueux en façade de la maison, un homme pendu haut et court, a quitté son enveloppe charnelle pour ne laisser que son costume strict et impeccable au bout de la corde. Un groupe de drapeaux aussi stricts que l’habit du pendu semble organisé en une assemblée protocolaire quelque peu inquiétante. Marie Aerts nous en dit davantage dans les pages qui lui sont consacrées dans ce livre. L’homme sans tête, vêtu d’un costume noir et d’une chemise blanche (façon trader à la City) est omniprésent dans les performances de l’artiste, son corps est habité et se meut. Peut-être faut-il voir la fin de cette récurrence dans la disparition de toute humanité à l’intérieur de ce qui n’est plus ici qu’un pantin inerte.
(1) Rapport d’enquête remis à l’association Commissaires d’exposition associés. Laurent Jeanpierre, Université Paris 8-Saint-Denis. Séverine Sofio, Université Paris 1.
(2) Christian Ruby, Anarchisation et /ou émancipation du spectateur ? Catalogue « Anarchisations » Fiac 2011.
(3) En grec, le mot epilêpsis ou epilêpsia signifie : « action de saisir, de mettre la main sur quelque chose, attaque, interception, arrêt soudain ». Il tire son origine du grec ancien : « » (epilambanein) qui signifie « prendre par surprise ».