Magali Gentet | Plastic Queer

Queer as we are

par Magali Gentet

Lorsque Patrick Tarres m’a invitée à assurer, avec Karine Mathieu, le co-commissariat de l’édition 2015 de l’Afiac Des artistes chez l’habitant, j’en ai été ravie d’autant que je connais et apprécie l’aventure fiacoise de longue date. Des artistes chez l’habitant est un concept pertinent et original. Ni galerie, ni centre d’art, l’Afiac est un lieu hybride, un espace de résidences artistiques, de partages et de co-création qui favorise la rencontre entre l’art contemporain et le monde rural.

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Invités en résidences chez les familles fiacoises, dix artistes créent des oeuvres spécifiquement conçues pour l’occasion et le temps d’un long week-end de trois jours, accueillent, avec leurs hôtes, les milliers de visiteurs pressés de découvrir et d’admirer les pièces qui ont été ainsi créées dans les demeures, les jardins ou les champs.Un must see en ex Midi-Pyrénées… Toutefois, je dois avouer que lorsque Patrick nous a parlé de sa thématique, sa proposition nous a laissées, Karine et moi, quelque peu pantoises. Intriguées aussi et par ailleurs amusées, tant nous voyions dans ce sujet une volonté (pour lui et nous ?) de ruer dans les brancards et de provoquer les esprits et les réactions.

Plastic Queer kesako ??

Sans doute étions-nous, au départ, déconcertées par un sujet que nous craignions (à tort) trop connoté « gay, bi & trans friendly ». Avec pour crainte première de n’inviter que des artistes qui questionneraient l’identité de genre ou la sexualité. Car, avouons-le, pour nous comme pour la majorité des personnes extérieures au mouvement, le queer se réduisait sans aucun doute à une représentation sexuelle, corporelle et identitaire caricaturale incluant avec force fêtes et
paillettes. Or, on le verra au cours de la manifestation, en art comme dans la société, le queer touche nombre de sujets, pourvu qu’ils visent à la déconstruction d’un monde binaire, où dominations et hiérarchies s’imposent comme des normes.
Nous étions par ailleurs en 2015, en plein débat sur la question du genre et le mariage pour tous venait d’être légalisé dans la douleur… Voilà qui ne manquait pas non plus d’ajouter à l’intérêt du sujet tout en posant en effet d’importantes questions : Pourquoi refuser l’égalité des droits pour tous sous prétexte d’une identité ou orientation sexuelle différente ?
Comment comprendre un autre qui se refuse à quoi son sexe de naissance l’assigne ? Qu’estce que le queer ? Qu’a-t-il à faire en art ? Existe-t-il un art queer et si oui comment les artistes d’aujourd’hui s’emparent de ses problématiques ? De l’agir et des pratiques queer ? Quels usages et réflexions apportent-ils aux théories genrées et « queerées » ? Enfin, qu’ont-ils à dire sur l’état de notre société, sa tolérance et ses extrémismes ? L’histoire du queer est ancienne mais sa théorie toute récente. Elle est une réaction à l’héritage du discours sexologique du 19e siècle, qui classe et norme tout, notamment les identités sexuelles. « Queer » est un terme américain qui signifie étrange, louche, peu commun, à part. On peut également le traduire par tordu, qui s’oppose dans ce cas à « straight » (droit), désignant alors les hétérosexuels, représentants d’une société assimilationniste, normalisée et binaire (hétéro, blanche et bourgeoise).
Souvent considéré comme une insulte envers la communauté LGBT dans les pays de langue anglophone, le mot « queer » s’est pourtant vite vu récupéré par les mêmes qu’il moquait. Le mouvement queer est ainsi né dans les années 80, au moment de l’apparition du sida, quand les militants remettent en cause les politiques identitaires et les représentations sexuelles, considérant par exemple que la distinction entre homme et femme ne dépend pas du seul fait biologique mais de la société qui conditionne les comportements et le choix de l’identité.
Comme l’écrivait Simone de Beauvoir, donc « on ne naît pas femme, on le devient ». Et c’est Judith Butler avec son ouvrage majeur Trouble dans le genre, publié en 1990 aux États-Unis (et 15 ans plus tard en France !), qui jette la première les principes de la « Queer Theory », bousculant l’hétéronormalisation (1) de la société et refusant l’existence des identités de genre (homme et femme) et de l’orientation sexuelle. Pour Butler il y a en effet autant de genres que de manières d’agir et de vivre sa vie. Or, c’est à cet endroit précisément que la thématique Plastic Queer démontre toute sa pertinence.
Il y a d’abord avec cette édition 2015 une part d’audace à traiter d’un sujet si clivant au sein d’un village agricole de 800 âmes en plein coeur du Tarn ; avec, rappelons-le, une théorie encore à peine maitrisée par les penseurs, philosophes et sociologues d’un pays qui découvre actuellement et avec retard les écrits relevant du queer. Non pas qu’il fût par ailleurs mieux abordé en ville, mais tout de même cette édition autour du queer promettait d’être un des plus beaux morceaux de bravoure de l’aventure fiacoise depuis quelques années…
Puis il y a également la nature même de l’identité queer : évolutive, mutationnelle et multiple, qui laisse entendre finalement qu’elle pourrait s’adapter à presque tous les vécus et donc intéresser plus de monde que prévu… Le queer est en quelque sorte en chacun de nous, un monstre, un freak, une personne à part, inadaptée aux normes d’une société. Ne nous
sommes-nous pas tous sentis en effet, à un moment ou un autre, en marge des normes ? N’avons-nous jamais souffert du rôle que nous assignait notre biologie ou notre extraction ? Qui n’a jamais été frustré face aux restrictions des codes hétérosexuels ? À celles des rôles masculin et féminin, dominant et dominé(e) ? Une femme fan de foot par exemple est-elle
queer ? Un petit garçon jouant à la poupée est-il honteusement féminin ? Autant de questions et de réflexions qui doivent être posées dans tous les milieux sociaux et peut-être même de manière plus vitale encore dans le monde rural, quand les études épidémiologiques montrent aujourd’hui encore une forte prévalence du taux de suicides chez les (jeunes) homosexuels,
bi, transsexuels et intersexuels (2).
Ainsi, la pensée queer pourrait nous extraire du carcan des normes et des règles pour nous permettre de repenser le monde de manière plus libre, plus plastique et plus poétique. En nous donnant l’opportunité de former de nouvelles façons d’être et de vivre… et si on
veut bien comme ici, laisser les artistes s’en mêler, de nouvelles façons de créer. Car en effet, finalement, qu’est-ce que l’art (et l’art contemporain a fortiori) si ce n’est, comme le queer, une façon de dépasser les codes, les normes et de s’affranchir des références et des traditions ?
En réfléchissant au sujet et après avoir lu quelques textes (3), j’ai choisi d’agir en complémentarité avec l’apport poétique et ritualisé des artistes que programmait Karine Mathieu, puis celui plus militant de Patrick Tarres. Il fallait également varier les formes, ne pas rester uniquement dans l’image, la vidéo ou l’installation, mais aborder la question de la performance, au sens de l’acte ou de la praxis. L’autre gageure était de choisir des artistes capables de pénétrer l’intimité et le quotidien d’une famille, tout en partageant avec elle, avec respect et amour, leurs univers artistiques parfois complexes. C’est ainsi que j’invitai trois créateurs issus du monde de l’art contemporain, du cirque et du cabaret, proposant autant d’expériences humaines, artistiques et de projets ouverts aux dimensions du genre, des philosophies identitaires et post féminisme (pour ce qui concerne l’intervention de Pascal Lièvre), de l’étrange, de la figure du monstre et de la dissidence (avec Romuald Dumas-Jandolo), et également de la transcendance, de la fête et du travestissement (chez Jean Biche). Et le pari fut réussi ! Il tint d’ailleurs en partie à la douce alchimie que Patrick Tarres sut créer entre les artistes et leurs familles, choisissant qui allait vivre chez qui.
Ainsi le truculent Romuald Dumas-Jandolo était-il accueilli chez la non moins joviale famille Nogues Larroque à l’accueil et aux cocktails incomparables. Pascal Lièvre et Jean Biche étaient quant à eux hébergés par Alain et Jean Sudre Bech qui se sont impliqués dans leurs projets artistiques de manière aussi sincère qu’engagée. Qu’ils en soient tous profondément remerciés, ainsi que toute l’équipe de l’Afiac, son directeur artistique, les bénévoles et tous les habitants, sans qui cette incroyable aventure liant l’art et la vie ne saurait exister.

 

(1)  L’hétéronormativité n’est pas que l’hétérosexualité mais plutôt la dominance de deux catégories de genre (masculin et féminin) excluant les autres. C’est également un système de valeurs qui impose des comportements liés à la fidélité, la monogamie, le mariage, les enfants…

(2) Le taux de prévalence de risque suicidaire est de 3-4 % dans la population globale, alors qu’il est de 12-13 % chez les personnes LGBT. Et le taux de suicide est 4 fois plus élevé chez les adolescents gays que chez les hétérosexuels. Ce risque est augmenté dans les régions rurales.

(3) Patrick Cardon, Post-queer : pour une approche trans-genre, Diogène, 2009.
Judith Butler, Trouble dans le genre, La Découverte/Poche, 2006 (1990).
Marie-Hélène Bourcier, Queer Zones : Tomes 1, 2 et 3, Éd. Amsterdam, 2001, 2005 et 2011.
Teresa de Lauretis, Théorie queer et cultures populaires. De Foucault à Cronenberg, La Dispute, coll. »Le genre du monde », 2007.
Simone de Beauvoir, Le deuxième sexe, tomes I et II, Éd. Gallimard, 1949.
Marie-Émilie Lorenzi, Une approche des pratiques queer dans l’art contemporain. Rencontre avec Jean-Baptiste Biche – Créature transgenre, Éd. 2.0.1, revue de recherche sur l’art du XIXe au XXIe siècle.

 


Commissariat général : Patrick Tarres
Commissaires invités : Karine Mathieu, Chef de projet d’exposition et de diffusion en région / les Abattoirs / Frac Midi-Pyrénées et Magali Gentet, directrice et commissaire des expositions du Parvis, centre d’art contemporain

Les artistes

Anna Burlet, Hélène Mourrier, Tony Regazzoni, Evor, Jean Biche, Pascal Lièvre, Romuald Dumas-Jandolo, Red Bind, Delphine Balley