+ si affinité 2006 – Fiac

+ si affinité 2006

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 L’imaginaire au pouvoir

Un défi contemporain
PASCAL PIQUE
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Un défi contemporain
C’est à l’un des grands défis contemporains que le projet de Fiac s’est intéressé avec ses deux dernières éditions : faire rentrer l’imaginaire dans une autre relation au réel. Une relation enfin positive, constructive, projective. Ce mouvement s’est à l’évidence fortement développé ces dernières années dans l’art contemporain. Il se retrouve aussi dans d’autres domaines comme ceux de la philosophique, de l’anthropologie et de la recherche scientifique. Il s’agit bien d’un fait et d’un enjeu de civilisation on ne peut plus actuel et dont les potentiels sont à peine envisagés. A la clef, se trouve sans doute une meilleure compréhension des mécanismes de la pensée et de l’action. Et, par conséquent, des moyens inédits pour réinventer notre rapport au monde, à l’univers humain autant que cosmique. En somme une sorte de nouveau pouvoir ou d’énergie à mettre en œuvre sans plus tarder avec des implications sociales, collectives et individuelles prometteuses.
N’y a-t-il pas urgence ? Une urgence que Félix Guattari a parfaitement énoncé en formulant dès le début des années 90 la nécessité de l’invention d’une « écologie de l’imaginaire ».
S’autoriser l’imaginaire :
L’histoire du concept d’imaginaire est à la fois très récente et toujours en pleine écriture. L’universitaire René Barbier a repéré trois phases dans l’histoire de la pensée occidentale qui s’est développée sur une opposition entre réel et imaginaire. La première phase correspond à l’instauration de ce dualisme par la philosophie grecque à partir du Ve siècle avant notre ère. C’est par l’actualisation permanente de la pensée rationnelle et dans le refoulement de la fantaisie, du rêve, de l’affabulation et de l’art que ce dualisme fondateur va perdurer et traverser les siècles. Il connaîtra cependant des inversions comme dans la seconde phase dite de « subversion » identifiée par René Barbier au XIXe siècle avec la période romantique. Pour le romantisme, l’imaginaire l’emporte sur le réel et devient même sa condition de réalisation. Cependant, la dualité entre les deux termes subsistera jusqu’au milieu du XXe siècle.
C’est en partie avec le surréalisme que cet antagonisme va commencer à s’épuiser et qu’une nouvelle perspective va se dégager. André Breton fait référence à ce point de réconciliation qu’il nomme le point « gamma ». Mais l’un des premiers théoriciens de l’imaginaire reste Gaston Bachelard pour qui la « fonction de l’irréel » est psychiquement aussi utile que la « fonction du réel ».
La troisième phase correspond à la fin du XXe siècle à un rééquilibrage dynamique progressif du couple imaginaire/rationnel-réel. On assiste alors à un renversement de perspective. Cornélius Castoriadis propose un imaginaire, à la fois « psychique » et « social-historique », comme une sorte de préalable à toute réalité ainsi qu’à toute rationalisation. Mikel Dufrenne s’autorise sans conteste la pensée la plus radicale dans la résolution du divorce entre réel et imaginaire, jusqu’à fondre les deux notions. A travers ce qu’il nomme les « grandes images », l’imaginaire est vu comme une faculté naturelle qui nous permet de percevoir le réel : « ce n’est pas l’homme qui invente ou fabule mais la nature en lui et par lui : le réel échappe à lui-même et s’exprime comme pré-réel dans l’imaginaire ». A travers ces deux exemples, on assiste à une révolution de la pensée qui va trouver un écho, pour ne pas dire une confirmation dans les sciences cognitives qui font de l’imaginaire une faculté de connaissance et de constitution du monde.
Fiac au cœur du sujet :
Il reste difficile et périlleux de définir exactement l’imaginaire tant ses manifestations sont complexes. L’imaginaire comprend en effet à la fois les images perçues, déborde les représentations sensibles et concerne en même temps les idées abstraites qui structurent l’image elle-même. Le meilleur moyen de saisir la substance de l’imaginaire, au-delà de l’étude des archétypes, des symboles et des mythes, est sans doute d’expérimenter en temps et en espace réel la dynamique de l’imagination. C’est bien pourquoi l’aventure de Fiac est au cœur du sujet. Elle l’est d’autant plus que l’art contemporain est rarement convoqué dans ce débat. Fiac représente un espace rare et unique où s’exerce le pouvoir de l’imaginaire dans le dépassement de sa rupture avec le réel. C’est du moins dans ce sens qu’ont été envisagées les éditions 2005 et 2006. Les artistes ont été invités à faire interagir leur imaginaire propre avec celui de leurs hôtes, dans une relation étroite à la réalité concrète du contexte.
Ici, l’imaginaire se mêle et se confronte à la réalité extérieure, il peut y trouver des points d’appui ou au contraire un milieu hostile. Il agit autant sur le monde que le monde agit sur lui. Il résiste et dialogue en même temps avec le réel sans toutefois l’annihiler et se substituer à lui. Mais surtout, il recrée une réalité indépendante en laissant apparaître dans l’œuvre même sa propre structure et sa propre dynamique. Reste à voir quelles mises en œuvres les artistes font des buts et des stratégies que Lucian Boia assigne à l’imaginaire :
« dans un monde réel qui ne peut être que décevant, l’imaginaire joue un rôle compensatoire. Il agit partout et à tout moment, mais ce sont surtout les périodes de crises qui amplifient ses manifestations, appelées à compenser les désillusions, à faire écran contre les peurs et à inventer des solutions alternatives. »
Des femmes dans le paysage;
Qui mieux que des femmes artistes pouvaient corriger une injustice plus que millénaire :
se libérer de l’imaginaire masculin qui les a successivement cantonné dans des rôles subalternes, marginaux, voire maléfiques. L’apport et l’audience des artistes femmes est un phénomène nouveau et incontestable dans le renouvellement artistique actuel tant elles offrent d’autres voies d’accès au réel et à l’imaginaire. Aurélie Haberey, Gaëlle Hippolyte et Françoise Quardon participent pleinement à ce phénomène allant jusqu’à figurer un seuil à la fois symbolique et physique en plaçant des images de femmes dans la réalité du paysage naturel ou domestique.
La femme d’Aurélie Haberey est à la fois à l’intérieur, invisible, cachée derrière un rideau dans le salon et à l’extérieur campée dans le paysage, de dos, quasi monumentale, la tête coupée comme happée par le ciel. A aucun moment, on identifie exactement la maîtresse des lieux qui vous accueille. L’artiste suggère une histoire ouverte où le réel et le fictif sont fondus dans une étrange atmosphère empreinte de présence et d’absence entremêlées. Les deux femmes se sont bien sûr entendues pour garder le mystère.
La jeune femme de Gaëlle Hippolyte elle aussi est à la lisière. Il s’agit de Marivyne la fillette de la maison. Entre deux âges, entre deux mondes, elle s’abstrait de l’enfance pour accéder à l’adolescence et à la réalité adulte. C’est ce passage à une réalité inconnue, mystérieuse, qu’à traduit l’artiste en surdimensionnant un dessin en sculpture. Comme dans Alice au Pays des Merveilles, l’enfant devenue géante, contemple l’intérieur de sa maison-jouet devenue inaccessible. On la retrouve plus loin à la surface d’un grand panneau photographique planté dans le champ de blé jouxtant la maison. De dos, sereine, en pleine métamorphose, elle marche vers un ailleurs indéterminé.
La femme de Françoise Quardon est d’un tout autre genre puisqu’il s’agit d’un hybride d’humain et d’animal sous les traits d’une femme-arraignée. Au centre de sa toile, elle menace de sa présence un papillon pris au piège. Cette figure à la fois réelle et symbolique renvoie au mythe d’Arachné, simple mortelle mais néanmoins artiste qui a osé défier Athéna dans un concours d’image tissée. Ayant égalé la déesse de la sagesse, elle a été punie et transformée en araignée par cette dernière. Ici, Françoise Quardon prolonge assume et dénonce dans un même mouvement le fonds de mépris mêlé de crainte qui a souvent conduit à diaboliser le genre féminin, de surcroît quand il touche à l’art. A la fois inquiétante et fascinante, elle joue de l’attraction et de la répulsion au centre de la symétrique entre réel et imaginaire.
Caresser l’intimité du désir
Dans ses derniers écrits, Félix Guattari insistait sur la nécessité de reconstruire une économie du désir. Cette recommandation expresse participe de l’écologie de l’imaginaire et du mental qui aura pour fonction, si nous parvenons un jour à l’appliquer, de déjouer les violences qui résultent des non-dits et des inhibitions. C’est pourquoi Guattari assigne à l’imaginaire un rôle clef dans les processus de subjectivisation qui sont les garants de la construction individuelle et sociétale. C’est pourquoi aussi, l’imagination associée au désir, au fantasme et à l’érotisme, représente l’un des champs d’expérimentation et d’expression privilégié de l’hybridation réel/imaginaire.
Aurélie Dubois est une grande exploratrice de ces contrées. Habituellement par le biais du dessin, qui représente un terrain idéal pour les rencontres parfois osées du fantasme et de la réalité. Mais son projet a pris ici d’autres formes. Il s’est élaboré sur la base d’une série d’aveux très intimes que ses hôtes ont été invités à lui faire par courrier. Jouant du voyeurisme et de la confidence, elle a transformé la maison en une « réserve de charmes » où les non-dits, les addictions, les frustrations et les libertinages se sont transformés en vérités à la fois très humaines et très touchantes. Jusqu’à mettre au jour et en œuvre le jeu complexe des rapports entre nos désirs, nos fantasmes et leurs réalités.
C’est à un exercice de caresse littéral que Thomas Israël a invité ses hôtes et ses visiteurs. Son travail traite souvent de l’intime, de l’émotion et de la sensualité en proposant des sortes de rêves éveillés dans lesquels il immerge son spectateur. Ce dernier peut interagir avec les images qu’il diffuse dans ses installations. Avec Caresse-moi, il est invité dans une tente à effleurer des images de corps nus d’un homme et d’une femme qui semblent léviter dans l’espace. A la frontière du virtuel et du réel, le visiteur est avant tout mis face à ses propres désirs et fantasmes, voire à ses ambiguïtés.
Les comportements humains, le désir, la sexualité, les fantasmes sont aussi au centre et à l’origine du travail de Cyril Le Petit. Avec ses performances, il met en scène une gestuelle de l’altérité, de la responsabilité et de la conscience de l’individu. A Fiac, pendant trois jour, il est apparu sous la forme d’une sorte d’ange androgyne, accompagné d’un papillon en lieu et place du sexe. Métamophosé en être diaphane, l’artiste s’est livré à des « papillonnages », c’est-à-dire une sorte de rite de peinture qui a consisté à réaliser des petites toiles dans l’entre jambe de ses visiteurs volontaires. Chacune de ces petites toiles est supposée enregistrer et restituer l’énergie vitale et naturelle de l’individu. L’artiste intercesseur réalise ainsi une synthèse primordiale du masculin et du féminin confondus.
Le fantastique du quotidien
Le fantastique est l’une des expressions les plus radicales de l’imaginaire. Pour Roger Caillois, « Le fantastique manifeste un scandale, une déchirure, une irruption insolite, presque insupportable dans le monde réel ». Le fantastique s’appuie, donc, sur l’apparition de l’inadmissible dans le quotidien, de l’irrationnel dans l’établi et ne donne pas la possibilité de comprendre le phénomène grâce à des explications scientifiques. En cela il offre un antidote aux excès de l’objectivisme, du matérialisme et du déterminisme qui caractérisent la pensée rationalisante. En conclusion de son ouvrage Les structures anthropologiques de l’imaginaire, Gilbert Durand, milite pour une philosophie transcendantale de l’imaginaire qu’il nomme « la fantastique ». La fonction fantastique doit permettre de rééduquer l’imaginaire sur la base d’une pédagogie de la paresse, du défoulement et des loisirs où l’œuvre d’art est considérée comme une « hormone et un support de l’espérance humaine ». Face au processus généralisé de démystification, il s’agit d’engager une action inverse de remystification, c’est-à-dire une action de recharge de nos capacités et de nos fonctions imaginantes.
C’est ce que pratique et propose Armand Jalut avec sa peinture. Chacun de ses tableaux s’établit dans le croisement d’une base d’images extraites de la réalité à partir de photographies de lieux, de personnes ou de situation et d’une forte impulsion imaginaire. Ses images sont difficiles à traduire et n’ont rien d’allégorique. Elles appartiennent à un univers fantasmagorique étrange, ambigu et parfois dérangeant qui s’impose pourtant dans une véritable évidence picturale. C’est à partir des chevaux de la famille et du paysage environnant la maison de ses hôtes qu’il a réalisé plusieurs toiles énigmatiques. Accrochées sur les murs du salon, elles provoquent une d’intrusion du fantastique dans le décorum domestique.
Le geste d’Alexandre Ovize procède aussi d’une intrusion assez fracassante dans la réalité. Invité non pas dans une maison mais dans un camping car, il a détourné et abîmé le véhicule dans un parc comme s’il était tombé du ciel et s’était encastré dans le sol. Des lambeaux de tissu épars qui flottent au vent ou jonchent le sol renforcent l’impression de catastrophe climatique, de glissement de terrain ou de naufrage. La valeur d’usage de l’objet, de même que le paysage du parc, basculent de concert dans une image déviée de la réalité. Une sorte de confusion s’instaure entre un événement improbable et l’espace environnant qui s’en retrouve contaminé.
Le quotidien, le domestique et le ménager constituent la matière première de Jean-Luc Favero à laquelle il applique un imaginaire composite. Il revendique autant le mental présumé des chasseurs-cueilleurs que l’appartenance à une culture contemporaine paradoxale. Sa pratique artistique est intimement liée à l’idée d’adaptation au milieu, de vie et de survie, tout en critiquant les excès et les dérives de la société de consommation. Son intervention a consisté à escamoter au regard les outils, machines et véhicules qui se trouvaient dans la grange de ses hôtes, pour leur substituer leur emballage de carton. En résulte un univers à la fois familier et étrange constitué de fantômes de ces objets quotidiens. Les dessins exposés à l’étage laissaient clairement transparaître le besoin créer et de développer un imaginaire contemporain sur la base de nouvelles mythologies.
Vers de nouveaux rituels ?
La prise en charge par un artiste, Laurent Moriceau (avec la participation poétique de Pierre Giquel), du rite du repas d’inauguration n’est pas anodine.
En effet, le lieu et le temps du rituel cristallisent ce qui est de l’ordre de l’imaginaire et de la réalité quotidienne selon des formes multiples. Qu’il soit sacré ou profane, collectif ou privé, le rituel peut intervenir pour marquer des transformations, surmonter des ruptures et des discontinuités à des moments critiques dans le temps des individus et des groupes sociaux. Les rituels s’inscrivent dans le quotidien ou se réfèrent à des calendriers et à des temporalités spécifiques. Ils sont chargés d’une efficacité et d’une expressivité qui leur est propre : comme donner sens au désordre, à l’accidentel, à l’incompréhensible, à l’immaîtrisable.
Ils peuvent ainsi offrir à leurs acteurs et à leurs spectateurs, les moyens symboliques de maîtriser le temps ou la violence des rapports sociaux et surtout, de formaliser et de vivre de nouvelles configurations imaginaires.
La société contemporaine à indéniablement besoin de nouveaux rituels qui soient à même de déjouer la dévaluation culturelle de l’imaginaire. La création contemporaine est sans doute partie prenante de ce renouvellement. C’est vrai à Fiac, où l’on imagine déjà des développements futurs qui ne manqueront pas de surprendre.

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Les artistes

Aurélie Dubois, Jean-Luc Favero, Aurélie Haberey, Gaëlle Hippolyte, Thomas Israël, Armand Jalut, Cyril Lepetit, Laurent Moriceau, Alexandre Ovize, Françoise Cardon

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Le commissariat

Commissaire d’exposition : Pascal Pique

Directeur artistique : Patrick Tarres

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 Fiac OFF 2006