+ si affinité 2005
10 familles 10 artistes
Dépasser la rupture entre l’imaginaire et le réel à travers les figures de la fantasmagorie comme l’étrange, le rêve, le fantasme ; c’est sur ce terrain, à la fois mystérieux, instable et troublant que le projet de FIAC s’est engagé pour 2005 et 2006.
A la différence des éditions précédentes, ce qui se trame est sans doute plus du ressort de l’espace mental et psychique que du contexte social, politique, ou économique. D’ailleurs, le rêve et le fantasme, l’intime et le désir, le plaisir ou le déplaisir ne sont-ils pas tout aussi partie prenante du contexte de cette aventure humaine et artistique ?
Mais quels rapports véritables l’imagination et la réalité entretiennent-elles ?
Quel rôle l’art joue-t-il à la jonction de ces domaines ?
En tout cas il ne s’agit plus d’opposer réalité et imaginaire, puisque le projet consiste précisément à déjouer l’opposition sécurisante et somme toute assez confortable que l’on établit encore trop souvent entre ces deux termes. Encore faut-il identifier cet espace non plus comme une frontière, mais bien comme un territoire à investir, à redécouvrir.
Qui, mieux que les artistes, est à même d’opérer ce renversement, de miner l’antagonisme habituellement de mise entre le vrai et le faux, l’imaginaire et le réel et dans le démontage de ces fausses symétries ?
C’est à ce mouvement, à cette transgression, qu’ils ont été invités à Fiac, jusqu’à déranger peut-être l’ordre établi de certaines conventions culturelles, morales et psychologiques.
En particulier quand l’opposition traditionnelle entre le rationnel et le pulsionnel se pervertit, éclate d’elle-même, à travers le prisme mouvant de la fantasmagorie.
Loin d’un repli stratégique, d’une échappatoire face au réel, le fantasme à réaliser à travers ce projet serait alors celui d’une découverte d’articulations autres entre les ordres (ou les désordres) du physique et du mental. Sans doute aussi le moyen d’explorer plus profondément encore cette dimension si énigmatique, celle de l’humain, qui représente l’essence même de cette aventure.
Du familier et de l’étrange
La dimension humaine première à laquelle sont confrontés les artistes en arrivant à Fiac, est celle de l’intimité de la cellule familiale qui, le plus souvent renvoie à l’image du couple.
Mais par delà cette image à géométrie variable c’est bien entendu le rapport à l’autre qui est en jeu. Dès lors, le système des relations inter personnelles va constituer un espace à part entière, une sorte de théâtre de l’altérité où les apparences et la réalité de l’identité sont d’autant plus difficiles à dissocier.
Poser la question de l’autre, de l’étranger à soi, ne revient-il pas à s’interroger sur sa propre nature ? Plusieurs artistes ont tiré parti de la situation familiale et du couple dans ce sens. Moins pour figer notre (nos) identité (s) dans l’unicité que pour les reconsidérer dans leur pluralité. Comme pour remettre le familier et l’étranger (voire l’étrange), le connu et l’inconnu, en équation.
C’est justement le credo de Nicole Tran Ba Vang, dont le travail consiste à déjouer le caractère univoque de l’identité individuelle. La question « Qui sommes-nous ? », qui est au centre de son travail, l’intéresse non pas pour la réponse, mais pour le processus qu’elle engage : « cette question doit rester une question à laquelle on n’arrête pas de répondre » NTBV. Comme dans une boucle sans fin, la forme qu’a pris sa réalisation : une oeuvre vidéo tournoyante où elle a demandé à ses hôtes,
Nelly et Jean-Pierre Boyer de jouer leur propre rôle. Un rôle qu’elle a fait endosser par la suite aux autres habitants du village. En résulte une sorte de vertige où l’humain apparaît, à la fois individuel et collectif, dans toute sa vérité et dans toute son étrangeté.
A prendre aussi comme un antidote aux tentations et aux dérives identitaires.
C’est à l’une de ces dérives que les hôtes de Ludovic Chemarin, Elizabeth Henry et David Putman, ont voulu échapper en quittant tout récemment les Etats-Unis pour s’installer dans la campagne tarnaise avec leurs chevaux. David a du sang indien et a fait le Vietnam.
Elisabeth quant à elle renoue avec ses racines. Le travail de Ludovic Chemarin croise ce qu’il a fantasmé de ce vécu à un ensemble de signes historiques, sociaux et politiques : couleurs nationales, références au western, au choix individuel et au rêve américain etc.
Le tout est condensé dans une étonnante sculpture, Le ricain sec qui présente un squelette allongé dans une châsse de verre. La base du crâne sur lequel il a disposé des figurines de soldats est soutenue par une effigie du Pape. Ici, la figure de l’étranger ressurgit au profit d’une critique virulente de l’imaginaire politique et spirituel qui socle notre identité collective occidentale et ses fantasmes compassés de domination sur l’autre.
Une autre histoire de couple et de rapport à l’autre, croisant l’individuel, l’intime et le collectif s’est tissée avec Carole Douillard mais sur un tout autre registre. Cette fois sur celui du désir, du plaisir et de la relation amoureuse que Sabine Bernaud et Christophe Tellez ont été invités à jouer chez eux dans leur salon. La performance dont ils ont constitué la matière première les montre assis dos à dos et côte à côte, légèrement décalés sur deux sièges. Lui, saxophoniste professionnel, interprète une partition pleine de silences.
Elle, alanguie, joue délicatement avec ses longs cheveux blonds. Un charme teinté d’érotisme opère à plein, habite l’espace entre les deux amants, les relie, tout en les isolant de l’auditoire qui les observe sur leur socle/scène immaculé. Ici la réalité et le fantasme fusionnent. C’est la perception de ce lien intangible qu’a orchestrée et exposée Carole Douillard, celle de l’alchimie la plus étrange qui soit à l’oeuvre dans les relations humaines à travers le lien amoureux et le désir de l’autre.
Quand tout bascule
Rendre tangible l’intangible est l’une des dimensions les plus intrigantes de l’art. C’est aussi l’une de ses missions première et originelle, qui par bien des aspects, reste valide et nécessaire dans ce monde contemporain. Cette dimension se réalise dans ce dépassement que nous évoquions plus haut de la césure abstraite entre imagination et réalité.
C’est alors qu’apparaît un territoire intermédiaire qui est aussi un état transitoire aux délimitations floues et mouvantes, en constante fluctuation. Cet état particulier est de l’ordre du flux, du flot de sensations plutôt que du point fixe ou du périmètre. Révélant et jouant des limites de nos perceptions sensorielles et intellectuelles, il correspond à un moment où l’étrangeté devient perceptible, quasi tactile. C’est à ce moment que tout bascule, et nous avec, dans un autre paysage physique et mental.
Laurent Montaron est un artiste qui déjoue la frontière avec l’imaginaire en explorant cet autre paysage. A la surface tout semble normal, en dessous… il y a une quantité d’émotions qui courent profondément en toi, est le titre de l’installation sonore réalisée chez et avec la collaboration de Rodolphe Collange. Au bout d‘un chemin conduisant à la lisière d’un bois, le visiteur arrive à une sorte d’affût où il se retrouve en position d’écoute et de contemplation. Règne une atmosphère légèrement inquiétante : le chant des oiseaux est particulièrement dense, un bourdonnement sourd semble faire vibrer les broussailles et les feuilles des arbres. Soudain tout s’arrête, tout s’écroule dans un trou noir sonore, le bruit du monde s’est s’évanoui dans une aspiration subite. Puis tout recommence. Tel un ressac, ou un fantôme, l’enregistrement sonore dédouble la réalité du moment tout en perforant la surface des choses. Le paysage intérieur (mental) et le paysage extérieur (physique) communiquent, basculent dans une forme d’étrangeté surnaturelle.
L’histoire de Jean-Pierre et Martine Garrouste, éleveurs de vaches Salers, dont s’est emparée Aïcha Hamu, n’est pas moins troublante. Elle repose sur l’obsession de
Jean-Pierre pour cette race à grandes cornes en demi-lune qui, pour la tribu africaine des Peuls, joue le rôle de médiateur entre les ondes cosmiques et telluriques. Enfant, Jean-Pierre Garrouste avait imaginé et fantasmé une origine lointaine à ces animaux.
Ce qu’il vérifiera par hasard, quelques années plus tard sur les roches gravées du désert du Sahara. C’est ce fantasme devenu réalité qu’a traduit Aïcha Hamu sous la forme d’une oeuvre sonore saisissante qui se déploie autour de la ferme des Garrouste.
Une déferlante invisible fait vibrer le sol et le paysage alentour comme si un troupeau de centaines de têtes faisait une irruption fracassante dans le réel. Le titre de l’oeuvre, Transe Panique, renvoie à un phénomène naturel qui reste mystérieux : quand les animaux se regroupent soudainement par milliers pour effectuer leur migration ou se livrer à d’étranges ballets circulaires à la façon des chamans. Avec cette oeuvre extrêmement troublante, Aïcha Hamu croise les mystères de l’ordre naturel et ceux d’un imaginaire qui serait à voir en fait tel une porte légèrement entrebâillée sur des réalités imperceptibles.
Il est vrai aussi que le phénomène de la transe, de ce moment où tout bascule, n’a été reconnu que très récemment comme une donnée inhérente à l’humain, à sa culture comme à sa nature. Au regard des découvertes effectuées il y a peu de temps par des anthropologues et des paléontologues, cette voie d’accès à une réalité autre, serait à l’origine même de l’art et de nos civilisations actuelles. Les mécanismes physiques et psychiques de la transe ont fait l’objet d’études approfondies dès les années cinquante avec les expérimentations d’Aldous Huxley ou de Albert Hoffmann qui a mis au point la formule chimique du LSD à des fins scientifiques.
Virginie Loze connaît bien les écrits de Hoffmann. Son travail de dessin et de vidéo montre le plus souvent des personnages hybrides et tourmentés, comme issus d’une friction entre l’imaginaire et le réel. Son hôte, Nicolas Pack, lui a relaté sa seule et unique expérience de la fameuse molécule chimique avec le défilement des visions et des hallucinations qui se sont inscrites dans sa mémoire de manière indélébile. L’artiste s’est livré à un exercice étonnant en traduisant par le dessin d’animation le déroulement des étapes de ce « trip ». La vidéo Fat Freddy LSD dure 1mn 35 pendant lesquelles la réalité se déforme, prend des allures grotesques ou inquiétantes. Mais le plaisir n’est pas absent, il surgit ça et là sous la forme de manifestations et de sensations qui oscillent entre le magique et le merveilleux. Loin de faire l’apologie du LSD cette oeuvre fait remonter
à la surface l’une des fusions les plus manifestes du réel et de l’imaginaire. Il donne une réalité visuelle et tangible au phénomène de l’image mentale et à ce moment où tout bascule. Certes, il y a d’autres moyens moins risqués et plus « naturels » que la chimie légale ou illégale qui toutefois joue un rôle important dans le phénomène qui nous intéresse.
A la fenêtre du rêve et du fantasme.
L’histoire du sens donné aux notions de rêve, de fantasme ou de fantasmagorie dans la pensée occidentale révèle bien l’évolution des mentalités et de la conscience du rapport entre le réel et l’imaginaire. Au XIIème siècle, le rêve et le fantasme sont synonymes de fantômes, d’illusions et de fausses apparences. Au XVIème siècle, Calvin se demande
s’ils sont le fruit d’une machination diabolique ou d’un miracle divin. C’est au XIXème siècle qu’ils prennent un sens rationnel et médical, mais avec une connotation négative persistante : toujours illusion, ils procèdent d’un trouble des facultés mentales ou d’une lésion optique. En fait, ils représentent une forme d’hallucination pathologique dans un monde où règnent la raison et les faits. C’est avec l’invention de la psychanalyse que Freud engage une révolution radicale : sous l’angle du refoulé il inscrit le rêve et le fantasme dans un rapport structurant à l’individualité. Aujourd’hui, bien au-delà du stade du miroir, l’imagination accède à un nouveau principe actif. Les recherches les plus récentes sur les interactions entre la perception humaine et son environnement bouleversent le rapport du réel à l’imaginaire pour mieux comprendre le sujet dans son rapport au monde. Les représentations conscientes ou inconscientes révèlent autant le monde (qu’il soit intérieur ou extérieur), qu’elles le formatent et l’impriment. En d’autres termes, le réel n’est plus un phénomène extérieur et l’imaginaire n’est pas une fiction mais bien une forme de réalité qui est à l’origine de ce que nous faisons du monde.
Se pencher à la fenêtre de l’imaginaire revient alors à recharger, à enrichir la réalité, pour toujours recréer et réadapter une relation vivante au monde.
C’est d’ailleurs aux fenêtres de la maison de Lila Poujade, Mathieu Lacaze et Yves le Capitaine que Delphine Gigoux-Martin invitait à découvrir une oeuvre intimement liée à l’espace-temps du rêve. Son travail consiste à superposer et à décadrer des archétypes sur le fond de réalité que constitue le lieu d’exposition pour créer une forme de hors champ visuel et perceptuel. Quatre dessins animés montrant des poissons ou des oiseaux
(espadon, piranha, dauphins, fous de Bassan) étaient ainsi projetés à même les murs ou le sol des chambres et de la cuisine donnant sur un jardin. Le visiteur ne pouvait pas entrer à l’intérieur de la maison mais seulement contempler ces animations visuelles de l’extérieur, comme on regarde à travers le verre d’un aquarium. Libérées du fonds et du cadre de leur territoire originel (la feuille de papier, la mer ou le ciel), les images fantômes des animaux effectuaient un ballet sans fin à la surface des choses, comme illuminant de l’intérieur l’espace d’un rêve éveillé.
La source d’eau noire qu’Evor a inventée et découverte chez Daisy Alvergne distille aussi cette part de fantasmagorie. Elle propose une sorte de méditation apaisante même si la noirceur de l’eau suintant en goutte à goutte de l’affleurement rocheux situé à l’arrière de la maison imprégnait l’atmosphère d’un parfum de doute et d’ambiguïté. Daisyderata a été conçu dans une relation étroite et sensible à la personnalité de Daisy qui cultive elle-même un rapport particulier, emprunt de mystère, à la nature et aux éléments.
C’est cette relation au monde et aux choses que l’artiste a traduite et prolongée sous la forme d’un portrait fantasmé : « A la manière d’un alchimiste, d’un chercheur, j’élabore des « objets-indices », amorces de scénarios mentaux et sensoriels qui entretiennent
un rapport troublant et fantasmatique aux rêves, fussent-ils cruels ou cauchemardesques ».
C’est ainsi, à l’image du débit doux et reposant de la source, que la fragilité, la sensualité, mêlées à l’intuition d’un trouble, participent d’une sensation hybride où le fantasmé jette une sorte de charme diffus sur la réalité concrète de la situation.
Mais c’est le charme du fantasme érotique représente l’un des accès les plus directs entre imagination et réalité. Une voie qu’emprunte et explore Ghislaine Portalis depuis quelques années en traduisant le « parcours subtil et pervers du désir et la joyeuse permanence du jeu libertin » (GP). Chez Eva Gustafsson et Jacques Monllau, elle a transformé le moment du petit déjeuner de ses hôtes en rituel symbolique en leur proposant de substituer au bol du matin une vaisselle inattendue : deux jattes de porcelaine de Sèvres du XVIII ème siècle qui auraient été moulées sur les seins de Marie-Antoinette.
Une vidéo diffusée dans le salon de la maison montre le couple en plein repas avec une sorte d’image subliminale récurrente où l’on remarque des gouttes de lait perlant sur le carrelage de la cuisine. Ce parcours érotico symbolique se termine dans la chambre avec un tableau au dessus du lit fait de deux images superposées : il décrit un repas de femmes que l’on devine assez coquines au travers de motifs en dentelles de lingerie féminine. Avec ces évocations de l’amour charnel à travers le repas, Ghislaine Portalis incarne le processus du fantasme dans sa capacité à ensemencer le réel.
C’est aussi sur le rituel du repas que sont directement intervenues Stéphanie Sagot et Emmanuelle Becquemin qui forment la Cellule Eat Design. Elles ont travaillé sur le moment clef de l’exposition, c’est-à-dire la soirée d’inauguration et son dîner de vernissage pris en commun au centre du village. Leur famille d’adoption était en fait une Cellule Familiale
Epicurienne Recomposée. Ensembles, elles ont conçu pour le dessert un gâteau collectif « à démonter » qui a pris les allures d’un happening fantasmagorique inattendu.
A la fin du repas, les convives ont été conviés à se rendre dans un lieu tenu secret, un immense parc peuplé d’arbres centenaires et plongé dans la pénombre. Dans le silence et la profondeur de la nuit étoilée, les invités se sont alors transformés en centaines de lucioles butinant un nectar mystérieux dans de grandes jattes suspendues aux arbres.
A lui seul, cet instant si particulier résume et réalise l’aventure qui a été tentée.
Comme quoi les fantasmes peuvent non seulement se réaliser mais se partager quand la réalité et l’imaginaire basculent de concert dans une évidence imprévue.
Pascal Pique
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Les artistes
Ghislaine PORTALIS, Virginie Loze, Laurent MONTARON, Delphine GIGOUX-MARTIN, Nicole TRAN BA VANG, EVOR, Ludovic CHEMARIN, Carole DOUILLARD, Aïcha HAMU, La CELLULE
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Le commissariat
Commissaire d’exposition : Pascal Pique
Direction artistique : Patrick Tarres
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Soirée Off
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