VOIRe ● Yvan Poulain

Vous voyez le lien, vous… ?

 

J’ai ouvert un petit carnet. J’y griffonne des noms en cascades, des listes que je gribouille au fur et à mesure. Trois noms, il m’a dit. Trois artistes, « n’importe lesquels, fais-toi plaisir ».
Des semaines que je tente des connexions. Je joue aux perles. J’aurais sûrement le plus beau collier. Je me les enfile les unes avec les autres pour voir comment ça marche, si ça brille ou si ça dit quelque chose. Lors des dîners en ville, le soir, j’essaie mes petits assemblages du jour, je guette dans les figures amies la moue ou le sourire approbatif qui m’incitera à continuer ou raturer. Je crois que je panique un peu. Il me relance au téléphone. Alors ? C’est bien parti j’lui dis. Encore une petite semaine de trêve. Et puis…
Commissaire d’exposition. Ce drôle de titre qu’on croirait tombé du monde policier, pour ce petit statut d’auteur qu’on essaie de se frayer. Sa définition reste très réduite et un rien parcellaire : c’est la personne qui conçoit intellectuellement une exposition artistique. Mais comment conçoit-elle ses projets, avec quel héritage ? Grâce à l’apport de son parcours personnel et de sa formation, grâce aussi à sa proximité avec les oeuvres, les artistes et la légitimité de sa parole dans une création en débat, nous dit-on. Il y a quelque chose alors de la singularité d’une parole qui se construit avec le projet des autres, qui les ordonne et les met en scène à des fins de discours. Pour autant, la profession répond d’une certaine plasticité peu apparente au demeurant. Il y aurait donc autant de commissariats que de contextes d’exposition et surtout de commandes. Réaliser une exposition chez des gens, en milieu rural et pour un public brassé de connaisseurs et de curieux néophytes, voilà un contexte singulier qui impose des choix on ne peut plus précis. Mais lesquels…
Trois. Il m’en faut trois des noms. Il m’aurait dit dix, j’l’avais, j’crois, mais trois, la sainte trinité, impossible d’envisager une quille qui flanche… On imagine pas le père en fauteuil roulant ou le fiston à demi-aveugle… Reprenons. Pourquoi j’fais ça ? J’veux dire, pourquoi j’me suis engagé là-dedans depuis des années. Qu’est-ce qui fait que je continue ? J’vois bien que mes enfants me regardent bizarrement, qu’ils comprennent mal cette obstination à m’intéresser en apparence aux boulots des artistes plutôt qu’à leurs devoirs… Mais comment leur dire…
Il y a un truc que j’aime ici dans ce projet et que je tente de maintenir dans le petit musée dont je m’occupe. C’est cette idée du partage, la mise en commun de quelque chose, d’une forme, d’un savoir, d’une pensée qui ne se réduit pas à un groupe ou une classe mais qui tente de se donner à tous, sans a priori. C’est politique cela. C’est un programme qui s’autorise la présence de l’art partout, au plus près de la vie comme le disent les artistes, en tout cas, bien en dehors du cercle des élites qui font d’une partie de l’art, l’attribut mignon de leur pouvoir… Il n’y a pas je crois d’usage exclusif de l’art. Non pas qu’il n’y ait une intimité de l’art, une connivence de l’art, un plaisir propre qui ne vaut que pour nous. Mais je crois en un art d’altérité qui se construit – oh le beau slogan – sur le monde et pour le monde. Un art moderne, encore et toujours, qui mélange l’immuable et le temporel, un art que Baudelaire, prophétique, voyait dans l’entre-filage de « l’époque, la mode, la morale et la passion »…
« Oui, Patrick, déjà faut le rendre, si vite, si, j’ai commencé mais… »
Je sais, je sais… J’vais faire un portrait en creux. J’vais me dessiner par artistes interposés. J’vais tenter le discours par assimilation, l’anecdote par procuration. Je raye, je raye encore. Je pédale à fond. Y’a ceux qui ne sont pas là, où c’est trop tard. Y’a ceux qui ne répondent pas aussi, effrayés par la proposition. Il y a les fidèles par contre. Ceux qui nous suivent depuis longtemps, avec qui on entretient un cousinage plastique, politique et esthétique. Des compagnons de route en quelque sorte. Robert Milin fait partie de ceux-là. Je l’ai rencontré il y a 21 ans – j’en avais tout autant – sur un projet de Jérôme Sans, intitulé « Escales ». Sur la commune rurale de Lanvellec (22), à Saint-Carré précisément, il avait investi cours, fermes, ruisseaux, granges, poulaillers, rues, jeux de boule et prairies, distillant sur le site une oeuvre de mémoire à l’échelle du hameau. Au-delà du jeu esthétique qui s’opérait sur le site, ce qui m’a durablement marqué c’était le travail d’imprégnation et d’écoute auprès de la population nécessaire à la réalisation. Non seulement Milin avait conçu une oeuvre dont ils étaient les matériaux volontaires, mais il leur avait confié le soin d’en porter la médiation. C’est à l’Épicerie du village, sous une rocaille d’accent breton, que l’on nous servait sans fautes le discours de l’oeuvre. Cette même imprégnation de l’artiste, de l’habitant et du discours, je l’ai retrouvé intacte dix ans plus tard dans les projets de Fiac.
Cette passion pour la petite anecdote, les mythologies quotidiennes, pour les choses de rien, pour une lecture de l’art recentré sur sa personne, le micro événement et l’infra mince, je l’ai ressenti très tôt chez les «Nantais». De Fabrice Hyber à Christelle Familiari, de Laurent Moriceau à Anabelle Hulaut, de Joël Hubaut à Marie-Ange Guillemenot… ils ont rejoué à leur manière dans les années 90/2000, la participation dadaïste de l’art et de la vie. Pas un mouvement, pas un manifeste, pas une théorie, juste des noms qui s’accommodent des mêmes préoccupations. Un État d’esprit, pour résumer, qui se trouvait tout entier dans la figure de grand frère du poète et critique Pierre Giquel. Cette grande famille, je l’ai croisée pour la première fois en 1998, en pilotant l’exposition « Nous deux » de Michel Gerson et Béatrice Dacher. En guise de catalogue, nous avions conçu un vrai album de photos, où s’entremêlaient images du quotidien et projets artistiques familiaux. Tout un programme. En passe aujourd’hui, dans un sursaut formaliste, de quitter les radars, « Les Nantais » n’en ont pas moins marqué la création française de cette esthétique de l’événement léger, intime, dérisoire et drôle. David-Michael Clarke fait partie de cette famille et en poursuit à bien des égards la filiation, par ses projets immergés au plus près des gens et de leurs histoires…
Et puis il y a mon aventure avec le musée de Grisolles. Je dis aventure, comme il en serait d’une amourette. Un musée d’art et tradition populaire, coincé dans une élégante maison à colombage du 17e. Un musée de poche mis en scène à la manière d’un cabinet de curiosités, déclinant de belles collections d’art décoratif, textiles, ethnographiques et historiques. Un Laboratoire aussi, clandestin à bien des égards, où se tente l’étrange alchimie du patrimoine et du contemporain. 10 ans que ça dure, que j’éprouve l’irrépressible envie de laisser glisser le regard et la pensée, d’un concept à l’autre… Je peste en vrac contre les a priori et les idées toutes faites. J’attends le dialogue, je le provoque même, le verbe libre mais instruit de la (re)connaissance de l’autre…
Il est un autre nom qui me vient. Celui de Rodolphe Huguet. Globe-trotter infatigable, Huguet irrigue ses réalisations faussement naïves, portée par l’expérience de la rencontre, le goût des savoir-faire et la relecture des cultures des bouts du monde, d’un soupçon amer de politique et d’écologie. Elles feraient rire ces têtes de soupières insérées sur des panneaux de vannerie, montées sur des ballots de paille leur donnant des bedaines de Père Ubu, si elle n’arboraient d’effrayantes bouches gueulantes, grimaçantes et dévorantes face au premier visiteur venu. Un air de rien qui vous prend par surprise, qui vous ronfle dessus à l’orée du bois, qui vous endort de ces petites histoires pour mieux vous faire vivre le cauchemar que vous ne voulez pas voir… De l’humour en pilule qui cache mal les faillites à venir et rend à nos faces plus flagrant les constats déjà là. De l’artisanat politico-relationnel ? En douceur, en douceur….Vous voyez le lien, vous…?
Oui, Patrick, je l’ai là, j’crois c’est bon, on se voit bientôt, hein. On en discute…

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Commissaires :

Patrick Tarres : Directeur Artistique de l’AFIAC,
Manuel Pomar : Directeur du Lieu Commun à Toulouse,
Yvan Poulain : Directeur du musée Calbet à Grisolles en partenariat avec les Abattoirs, FRAC Midi-Pyrénées.

Les artistes : David Mickael Clark, IKHÉA©SERVICE N°58, Marie Aerts, Jeremy Laffon, Marion Pinaffo, Marie-Johanna Cornut et Marie Sirgue, Robert Milin, Rodolphe Huguet, Régis Perray, LASSIE / ARLT

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