Robert Milin
Saint-Paul-Cap-de-Joux 2012 – + si affinité
VOIRe – art et embarras du choix
Un événement de l’AFIAC
Commissaire d’exposition : Patrick Tarres, Manuel Pomar, Yvan Poulain
L’artiste était reçu par l’association Inici / jardins partagés.
« Nos petites résistances »
Les correspondances de Gérard Margerite, oeuvre de Delphine et Robert Milin suivi d’un entretien de Robert Milin avec Delphine Suchecki
Gérard Margerite est une personne déjà âgée, porteuse d’une certaine sagesse.
Tout se passe comme si, en lui, la vie n’avait pas réussi à éroder une capacité de fraîcheur et d’étonnement devant ce qui advient. Retraité, photographe amateur, il vit dans un centre ville. Il aime se promener et observer l’urbain, mais aussi partir en vacances avec sa petite fille Léa, à la découverte d’autres univers. Ce promeneur inlassable est souvent attiré par les vitrines, ces éléments incontournables de nos paysages urbains. Ce sont elles qui se donnent avec force à voir, pour tenter de créer en nous le désir d’acheter. Mais les promenades paysagères, durant les vacances, sont, pour Gérard Margerite, tout autant d’occurrences pour sa curiosité et son incessante interrogation devant ce qui se manifeste.
Parfois, il se sent ébranlé tant les situations, les sollicitations commerciales, les états de fait, dans l’espace vécu, lui semblent décalés par rapport à ce que lui s’imaginait pouvoir y trouver. Alors ne pouvant pas rester à ruminer ses pensées, il décide d’écrire et de transmettre. Et il le fait à l’adresse des responsables, leur disant ses inquiétudes, ses interrogations, comme parfois aussi ses ravissements.
NB : le travail plastique se présente sous la forme de lettres écrites à la main, avec photos jointes. Ces documents sont expédiés aux responsables. Photocopies des lettres, photos et réponses des responsables, sont présentées dans de petites vitrines murales.
ENTRETIEN de ROBERT MILIN AVEC DELPHINE SUCHECKI
AVRIL 2013
Depuis 20 ans, tu construis tes oeuvres grâce à des rencontres avec des personnes souvent issues des classes populaires. Régulièrement le monde de l’art te reproche de les instrumentaliser au motif que ces personnes ne comprendraient pas les codes de l’art. A l’inverse pour ton documentaire Un Espace de l’Art on te reproche de ne pas avoir donner plus la parole à ces personnes non spécialistes de l’art et donc d’avoir écarté de la prise de parole les gens du quartier faisant l’objet de ton film. Nous avons alors l’impression d’une difficulté en France à appréhender les classes populaires, simplement, comme si, sorties de la caricature comique ou de la détresse sociale leur présence venait déstabiliser les acteurs spécialisés du monde de l’art. En 1962, Annie Ernaux écrivain issue des classes populaires, écrivait dans son journal : « Je vengerai ma race » et elle a depuis construit une oeuvre consacrée au monde d’où elle vient. Pour toi cela semble s’être fait presque à ton insu, sans cette volonté politique, dans un premier temps, comment pourrais tu situer ton travail en regard de celui d’Annie Ernaux ?
A mes débuts mon désir était assez juvénile: simplement produire des tableaux, des images, des formes, impliquant des personnes dans des lieux. Je n’avais pas ce désir de « venger » une origine sociale et de faire de mon oeuvre un combat. Je pensais que l’art était une sorte de lieu déterritorialisé, un champ autonome, sans subordination à un système dominant. Mes références n’étaient ni sociologiques, ni politiques, elles étaient dans l’histoire de l’art, celles du paysage par exemple. Ainsi j’aimais les oeuvres de Brueghel, ses tableaux montrant des paysans étendus sur les chaumes de blé, lors de la pose de midi, durant la moisson. Dans les tableaux des maîtres flamands et néerlandais j’aimais la présence des gens placés dans des contextes de vie quotidienne, comme la beauté de la lumière dans une peinture rendant compte du monde. Les gens étaient là, vivants, rougeauds, mal dégrossis, dansant, buvant, chantant, sans retenue ni réserve.… Que c’était différent de Poussin peignant des bergers en Italie quelques années plus tard! Les pasteurs de Poussin apparaissaient dans des peintures quasi mythologiques, les paysans étaient irréels comme des pâtres romains dans des paysages déréalisés. J’ai bien vu, progressivement, la plus-value symbolique que l’Académie accordait à Poussin – peintre d’idées – et le peu de valeur symbolique donnée à la même époque aux peintres hollandais de paysages, genre jugé mineur, car trop vernaculaire. Ce sont les positions de pouvoirs, celles de la valeur symbolique donnée aux oeuvres faisant la place à l’aristocratie, aux mythologies, qui m’ont fait descendre de mon piédestal. J’ai certes mis beaucoup de temps à m’en rendre compte mais progressivement j’ai définitivement perdu tout idéalisme vis à vis de l’art et des artistes. Et je trouve qu’aujourd’hui encore, les mêmes hiérarchisations demeurent et particulièrement en France malgré tous les travaux qu’a pu faire Pierre Bourdieu pour analyser, dans notre pays, les processus de distinction. Je me sens proche d’Annie Ernaux dans la mesure où je cherche, comme elle, à travailler sur des objets éloignés de ce que l’art ou la littérature donne généralement à voir et sans recherche de plus value esthétique: la « belle langue » en littérature ou le « bel objet » en art. Le fait que je m’immerge dans des milieux de vies populaires, un peu comme le ferait un sociologue, par une forme de « translaboration » où la créativité des gens est valorisée, me rapproche aussi de l’oeuvre littéraire d’Annie Ernaux. La grande différence est que je ne travaille pas sur un matériau directement autobiographique et sur une expérience de vie où la trajectoire personnelle est d’emblée en jeu. Mon grand respect pour l’oeuvre d’Annie Ernaux vient de ce qu’elle a réussi à sortir de l’autobiographie narcissique pour aller, par une écriture distanciée, vers un lieu où l’intime devient du social et la petite histoire personnelle une mémoire collective.
Une chose est sûre: pour moi l’art n’est pas un domaine où cultiver une beauté pure ou un savoir désintéressé, c’est un champ de lutte symbolique que se livrent différents groupes sociaux.
Depuis quelques temps tu cherches à prolonger cette relation que tes oeuvres créent entre l’art et la société. Au delà de la participation des gens à tes oeuvres, tu as décidé de rechercher plastiquement comment aller à la rencontre de la société et susciter des pensées. S’opposer au vieil adage disant que « des goûts et des couleurs, on ne discute pas ». Pourquoi décides-tu de faire ce chemin ?
Comme tu l’as dit, depuis plus de 20 ans, je réalise des oeuvres avec la collaboration de personnes tenues généralement à l’écart de l’art et des musées. Elles ont souvent pris une place en collaborant bénévolement à mon travail. J’estime à environ 200 le nombre de ces personnes qui en France, en Autriche, en Italie, en Tunisie, m’ont aidé en me confiant des objets, des documents, acceptant de collaborer dans mes processus. J’éprouve le besoin de porter au jour les discussions souvent confidentielles que nous avons eues sur l’art en général et sur mon travail en particulier. Il me plaît de provoquer des échanges, à partir de mes oeuvres, sur l’art, en convoquant le point de vue de personnes à qui on ne donne généralement pas la parole puisqu’elles sont peu spécialisées en art. Je le fais sous forme d’entretiens individuels, en face à face, par le truchement d’une caméra placée entre l’interlocuteur et moi. Je le fais avec l’aide du microphone et du son bien sûr, mais aussi par des plans fixes en vidéo assez resserrés, l’interlocuteur étant placé devant un fond neutre de domicile ou de lieu de travail.
C’est aussi une manière de travailler sur quelque chose qui ne serait pas assimilable au goût cultivé de Kant qui est devenu celui d’intérêts sublimés par l’art. Bien des gens, issus notamment de milieux défavorisés, sont à la recherche de l’art. Et il est préoccupant de les assigner à la consommation de masse de biens culturels. Ce ne sont pas forcément les gens qui ont fait de l’art et des biens culturels une marchandise, ce sont les pouvoirs économiques et ceux du marketing qui les ont manipulés.
Pour moi si l’art n’est pas là pour créer du lien social, il est certainement le produit d’une relation sociale et pas obligatoirement commerciale. Pourquoi ne pas en parler plus ?
Il y a enfin, ce constat actuel : je trouve que les artistes et les experts en France, parlent généralement assez peu d’art entre eux. C’est pour cela que j’avais réalisé, il y a déjà presque deux ans, un premier film documentaire de dialogues entre moi, des artistes, des historiens d’art, des critiques, des gens intitulé Un espace de l’art. Et ces préoccupations sont à rapprocher de ce qu’est devenue la critique. Depuis une trentaine d’années le rôle du commissaire d’exposition et du critique est quasiment devenu interchangeable. La professionnalisation des réseaux d’expositions et de ventes d’art contemporain a donné aux commissaires d’expositions-critiques un rôle majeur pour la viabilité économique des artistes, qui bénéficient alors de la promotion médiatique assurée par les revues de presse puis les musées, les centres d’art et les galeries. Le développement du débat et de la pensée en souffre.
Je recherche des formes de rencontre et d’enrichissement de la pensée en y convoquant aussi bien des spécialistes que des non spécialistes. Je ne veux pas opposer des compétences à des non-compétences, ce serait démagogique et réducteur. Je cherche à voir ce qui travaille dans l’art et dans les classes sociales et cela devient aussi un espace de respiration pour mon propre travail.
Dans tes oeuvres tu choisis le plus souvent une mise en forme légère, comme tu l’as souvent dit où le « coefficient d’art » est assez réduit. En regardant tes Solutions Pratiques, tes Portraits de Contrôleurs de la SNCF ou de Paysans du Quercy par exemple on pourrait penser que peu à peu tes oeuvres constituent une mise en archives de pratiques et de personnes qui sont peu mises en avant. Comment situes tu tes oeuvres par rapport aux pratiques dites documentaires ? Es tu plus ou moins consciemment dans un désir de leur donner une place, une image ?
Oui bien sûr il y a quelque chose de cet ordre dans mon travail: mettre en avant des personnes qui sont peu représentées parce qu’elles sont de l’ordre du commun. C’est ce que j’avais fait notamment dans l’oeuvre Cleunay : ses gens à Rennes. Elle est issue d’une commande publique et se présente sous la forme de neuf grands panneaux en aluminium, placés sur les accotements de deux boulevards. C’est la réplique formelle des panneaux dits d’animation paysagère que l’on trouve au bord des autoroutes. Le pouvoir technico-politique utilise cette communication quand il invite les automobilistes à regarder un paysage considéré par lui comme «remarquable». Dans mon oeuvre à Rennes, je représente de manière anonyme des habitants du quartier dans leur contexte de vie ordinaire. J’ai pris beaucoup de plaisir à venir à Rennes, monumentaliser le banal, tandis que le pouvoir lui monumentalise généralement ce qui nous domine.
Cela dit je ne cherche aucune complaisance éthique ni un art réaliste destiné à venir accréditer une vertu morale du peuple dominé. Je m’évertue à me tenir à distance d’un fonctionnalisme social et dénonciateur des injustices que je perçois dans l’histoire des débuts du documentaire photographique à l’instar de Dorothy Lange aux USA et d’une manière moins empathique, par Walker Evans, commandités par un organisme comme la mythique FSA américaine. Je me méfie aussi des images véhiculées, comme celle du bon ouvrier ou du bon artisan. Je ne suis pas venu pour réhabiliter, comme les Franciscains, le modeste charpentier, père putatif et nourricier de la vierge Marie, que serait le bon Saint-Joseph. Je me garde donc de venir sanctifier le peuple même si je travaille beaucoup sur cet objet de pensée et de travail d’artiste: qu’est ce que le peuple, qu’est ce que l’image de gens du peuple ? Voilà une part importante de mon programme. Mais j’ai bien conscience qu’il faut se grader d’être schématique surtout en France où la représentation des catégories populaires pose problème. Ainsi dans le monde de l’art français, une part non négligeable de la réception critique à propos de mon travail, peut se résumer de la manière suivante: j’instrumentaliserais des personnes participant à mes oeuvres alors que les gens collaborant à mon travail, ne posséderaient pas les clefs du monde de l’art. Je me défends souvent par une question renvoyée à mes contradicteurs: notre société serait elle dans une incapacité à penser les classes populaires autrement que par le discours militant d’émancipation ou celui du rire et du grotesque ?
Ma manière de donner une place aux gens serait plutôt à rechercher du côté des prises de position de Georges Orwell, récemment explicitées par l’écrivain Bruce Bégout. 1984 d’Orwell est venu écraser par la critique (encore un effet du spectaculaire) une deuxième partie de l’oeuvre de ce grand écrivain engagé aussi dans des mondes ordinaires. De La Décence ordinaire de Bruce Bégout – livre publié en 2008 chez Allia – vient explorer la notion de Common decency, théorisée par Orwell et analyser cette approche politique de l’écrivain anglais, comme ses possibles résonances contemporaines. (Voir les livres d’Orwell comme Dans la dèche à Paris et à Londres) Orwell perçoit très souvent dans le révolutionnaire un homme gouverné par la haine de soi et par l’absence d’ancrage dans la vie quotidienne des gens fût elle basique et faite de ruses du quotidien pour reprendre une expression de Michel de Certeau. Bruce Bégout m’a fait encore mieux comprendre que, ce que nous avons de partageable entre nous, réside dans les gestes les plus ordinaires. C’est ce que j’avais voulu explorer dans mes petites saynètes Solutions Pratiques. Le quotidien est porteur, par les gestes et les pratiques les plus minuscules, d’une capacité de compréhension, de mutualité et d’attachement entre les hommes. On approche là aussi la recherche de Joan Tronto sur les idées de « care ».
Traces | vidéo
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Commissaires :
Patrick Tarres : Directeur Artistique de l’AFIAC,
Manuel Pomar : Directeur du Lieu Commun à Toulouse,
Yvan Poulain : Directeur du musée Calbet à Grisolles en partenariat avec les Abattoirs, FRAC Midi-Pyrénées.
Les artistes : David Mickael Clark, IKHÉA©SERVICE N°58, Marie Aerts, Jeremy Laffon, Marion Pinaffo, Marie-Johanna Cornut et Marie Sirgue, Robert Milin, Rodolphe Huguet, Régis Perray, LASSIE / ARLT
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