Anarchisations – Conspire aujourd’hui / Inspire demain – Jackie-Ruth Meyer

Au Sud-Ouest, cristallisation et partage de sens

Reste la jungle. La chance sauvage des affinités électives et des élections singulières, l’amitié, vertu qui manque à l’appel et que devrait célébrer notre (…) siècle en mal de principes communautaires. Ces intersubjectivités radieuses rendent encore possible la rencontre d’oeuvres, au sens large du terme. Celles qui offrent des perspectives critiques, loin des pensées prédigérées vendues et promues par la mode de tout temps et en toute saison, celles qui font de la culture un moyen de s’emparer autrement du monde pour le vouloir autre, différent,(…).

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Michel Onfray. Politique du rebelle. Traité de résistance et d’insoumission.
Ainsi qu’il soit permis aux premiers éveillés d’éveiller ceux qui ne le sont pas encore.
Eloge de l’anarchie par deux excentriques chinois. Polémique du IIIe siècle traduite et présentée par Jean Lévi. Les Presses du Réel.
La période moderne a eu raison de toutes les illusions. Après la violence des deux guerres mondiales et le désenchantement de la période postmoderne, l’anarchie semble aussi peu crédible que tout autre espoir de transformer les sociétés dans lesquelles nous vivons. Pourtant, quelque chose a survécu. Selon Michel Onfray, de 1880 à 1920, un autre visage de l’anarchie a commencé à émerger, détaché des codes culturels du christianisme et du marxisme, par diverses voies scientifiques, philosophiques, sociales et plus particulièrement par l’art.* Il y a quelques décennies, les valeurs libertaires ont été réanimées par une génération qui imaginait la possibilité d’une liberté grandissante, adossée à la foi dans l’être humain, plutôt qu’à celle dans l’ordre, dans un dieu ou un dogme. Plus jamais, après Auschwitz, la barbarie ne pourrait dicter sa loi… On sait depuis qu’elle revient sans cesse, sans distinction de zones géographiques et de cultures, sous diverses formes et degrés selon les intérêts économiques en jeu et le niveau de démocratie mis en pratique. Et on n’ignore plus que la volonté de pouvoir n’est pas seulement l’apanage des Etats et des structures dominantes mais qu’elle est partout, jusque dans les relations humaines les plus proches.
Actuellement, la liberté est limitée dans tous domaines, sauf pour les petits et grands maîtres du monde, pour que le système économique et politique qui les sert, perdure. On finit par en perdre le goût, par en oublier le mot. La croyance en la capacité de l’être humain à s’élever au-dessus de son gène égoïste n’est plus à l’ordre du jour; on appelle plutôt de tous ses voeux la sécurité, dans l’espoir de vivre sans proximité déplaisante et sans accident, sous un toit, pour travailler et payer ses crédits jusqu’au bout… , en oubliant ce que l’histoire nous a appris des sociétés de surveillance. Ne plus jamais rêver d’un ailleurs plus aventureux, plus exposé, plus partagé, plus incertain encore… Simultanément, de petits groupes se forment dans de nombreux pays, certains initiés par la génération née depuis l’avènement de la société de l’information, autour de valeurs comparables à celles de l’anarchie, comme l’autonomie, la responsabilité et la liberté. Sans se référer à l’histoire politique ou à une quelconque philosophie anarchiste, Pirates et autres Indignés perturbent déjà le fonctionnement des partis au pouvoir dans certains pays occidentaux et inventent de nouveaux modèles politiques. Et la révolte inattendue et simultanée de populations dans plusieurs pays arabes, contre l’ordre dictatorial établi, a transformé tout à coup le jeu de cartes politique dans le monde.
Dans ce contexte, le projet Anarchisations, accompagné du sous-titre tout droit sorti d’un slogan de mai 68, Conspire aujourd’hui, inspire demain, a suscité une certaine excitation. Comme un soupçonde désir réanimant un horizon disparu. Comme la promesse d’une déconnexion, d’une respiration, d’une parenthèse ouverte et joyeuse. En réalité, le rendez-vous de l’été à Fiac propose toujours de sortir des chemins battus. Il y a une certaine tonalité autonome et irréductible dans l’air de ce village improbable qui s’est adonné à l’art contemporain et, de ce fait, à des expérimentations hasardeuses. Une échappée hors des standards culturels, mercantiles et institutionnels professionnels, mais aussi des idées reçues sur la vie rurale et la fatale tradition de conservatisme culturel des campagnes françaises. Non pas que ce village soit un espace idéal pour l’art et sa production, loin de là. On pourrait s’interroger sur les limites de l’exercice, notamment sur cette imbrication entre financements publics et accueil privé, qui génère des commandes éphémères adaptées à des contextes plus ou moins propices, dans des conditions parfois critiquables pour les artistes et les oeuvres. La générosité, l’ingéniosité des artistes et des organisateurs sont toujours requises pour que cette rencontre singulière avec le public puisse avoir lieu.
C’est un projet foutraque, mais c’est un moment particulier où la relation humaine est à l’origine de la création artistique, à l’échelle d’un village. Grâce au mode amical de coopération et d’entraide, la pratique de l’amitié prend ici toute sa dimension subversive et constructive. Robert Filliou considérait l’amitié comme le réseau éternel d’énergie créatrice. Par ailleurs, d’après Yona Friedman, les utopies sociales sont réalisables dans le cadre d’un groupe de dimension réduite, à l’intérieur duquel la persuasion entraînant le consensus reste pos¬sible.* L’événement se déroule dans un village d’environ huit cent cinquante habitants. D’année en année, le cercle des participants, des accueillants, s’agrandit, et on assiste aussi à l’apparition d’une tradition locale, issue d’une démarche non conventionnelle, sans objectif mercantile, sans peur du temps présent, dont les contenus se renouvellent à chaque session. C’est suffisamment rare aujourd’hui, particulièrement en France et hors des cercles privilégiés, pour être un événement en soi. Et la fête de village, d’un autre type, qui l’accompagne, parfaitement décalée, s’institue déjà comme une tradition insolite mélangeant les goûts et les couleurs.
Donc, après avoir contribué à la naissance de cette aventure, il y a onze ans, je revenais sous l’égide de l’anarchie. À un moment où l’art ne semble plus avoir de fonction sociale autre que celle d’être un vecteur économique, que ce soit pour contribuer à l’attractivité d’un territoire, pour assurer un patrimoine financier, privé ou public, ou encore pour intégrer une élite cosmopolite et ses valeurs d’échange, que signifie rassembler des artistes sur le thème de l’anarchie dans un village perdu pour un événement festif de trois jours ? L’avant-garde moderne a annoncé la révolution, a imaginé la transformation du monde plutôt que sa représentation, avant de s’interroger sur le modèle absolutiste que la forme pure et ses connexions politiques véhiculaient. Puis l’art contemporain, dans les années 60 et 70, a ouvert de nouvelles voies inspirées du quotidien, de l’environnement industriel et de la vie à l’américaine ; dans la rue plutôt qu’au musée et dans les galeries, il a fait émerger des utopies individuelles et collectives. La postmodernité et sa navigation dans les formes a libéré les symboles du passé de leur aura, par la juxtaposition temporelle et spatiale Aujourd’hui l’art dénoue les genres, les catégories, les hiérarchies, la séparation et l’uniformisation des cultures, la spécialisation des connaissances, le dogme de la rationalité, la réalité dans ses rapports à la fiction, les liens entre l’histoire personnelle et l’histoire collective, le global et le local… À tout moment de l’Histoire, la force de l’art, celle qui permet de capter l’esprit du temps et de l’activer, a été de résister aux pouvoirs en place ; à tout moment sa faiblesse, c’est à dire la restitution de productions sans justesse ni impact, a été la conséquence de la soumission à ces mêmes pouvoirs. Aucune idéologie n’a effacé la singularité, aucune bannière n’a maintenu les formes artistiques à l’identique,aucune contrainte n’a pu faire disparaître l’approche individuelle du monde. L’art est toujours issu de la vision sensible d’un individu singulier marqué par la société qui l’entoure. Individualité, résistance, pluralité des voies, curiosité de l’autre, recherche permanente de liberté, implication et critique sociale, reformulation de sens : l’art a aujourd’hui pleinement les caractéristiques de ce qui pourrait être considéré comme une anarchie post historique.
La façon de travailler ensemble, avec Patrick Tarres et Pascal Pique, à trois curators, nous a d’emblée impliqués dans une mise en pratique du concept annoncé, étendant ainsi son influence au-delà d’une théorisation dont seuls les artistes seraient redevables. Pas de plan général, pas de réunions incessantes de vérification d’une ligne esthétique dominante ; confiance et rebondissements libres de l’un à l’autre. Mise en pratique de l’adage des anarchistes catalans (a contrario de «ma liberté s’arrête là où commence celle des autres», formule éducative populaire) : ma liberté commence là où commence celle des autres. L’amitié, les idées, le rire et le vin circulant, la méthode a été vérifiée par le résultat, la création d’un moment artistique de partage et de plaisir. Si je vais m’en tenir ici à écrire quelques mots sur les oeuvres créées par les artistes que j’ai invités personnellement, j’aurais pu aisément adopter les autres, proposés par mes collaborateurs. Chacun apportant une conscience critique et une restitution poétique en partage, chaque artiste présent dans cette édition 2011 de + si affinité, a constitué une partie essentielle de ce tout vivifiant, réjouissant pour les yeux et déroutant pour l’esprit.
Le travail de Laurent Pernel trouve son autonomie formelle par le jeu avec le contexte, non sans rappeler librement les ouvertures de Duchamp, de Beuys ou de Warhol. Invité chez Heidi et Finn Bosky et Frank Jelken, il a réalisé trois oeuvres, un film vidéo, une sculpture monumentale et une installation d’une oeuvre vagabonde, suspendue entre les arbres du jardin. La vidéo, Finnland, montrée dans le garage au milieu des outils, des motos et autres instruments de la vie à la campagne, a esquissé le portrait de l’adolescent de la famille, à un âge où la création de soi émerge d’une conscience encore laiteuse du monde extérieur. Finn est seul, parfois accompagné par le chien, il se déplace dans la propriété, saute sur le trampoline, part en moto à travers champs, s’assied sur le drapeau noir surdimensionné, confié par l’artiste, pour regarder le paysage… . Selon la situation, le signe de l’anarchie se transforme en tapis exaltant la rêverie romantique, en tissu abandonné dans la piscine après les beaux jours, en étendard balayé par le vent… L’anarchie est ainsi dépouillée du principe symbolique hérité du passé, tandis qu’un individu en formation prend la mesure de lui-même, à travers son environnement, par les défis que celui-ci lui pose, le champ d’action qu’il peut y trouver et les images mentales qui peuvent le construire. Tout est encore ouvert, rien n’est définitivement arrêté, l’évolution intérieure est au travail. La dernière image du film capte la violence obscure et flamboyante du principe vital dans les yeux de l’adolescent. Le Manège. Dans le jardin, les panneaux électoraux récupérés des dernières élections dans le village forment un monument en se greffant sur le trampoline. L’immédiateté du sens et son ironie directe à propos du jeu politique se double d’une réflexion sur la sculpture et sa forme par excellence, le monument. Improvisé avec des éléments trouvés sur place, éphémère, construit en kit, ses textes et images brouillés par l’exposition au temps, devenu décor de jardin, il a perdu toute fonction de représentation idéologique. Toutefois, sa dimension, sa forme et sa situation centrale rappellent son pouvoir antérieur comme un fantôme encore présent dans les lieux. La dernière pièce, intitulée Garde à vous, est un hamac aux couleurs bleu, blanc, rouge. Elle poursuit la déstabilisation en mettant l’accent sur la question d’identité nationale, à nouveau chargée d’enjeux politiques dans l’actualité des discours. Elle est réduite au rang d’une marque, qui identifie un objet design et le rend attractif. Cette oeuvre, recréée à l’échellepour l’occasion, a déjà investi d’autres espaces d’exposition et son sens flottant se cristallise par le contexte de son apparition. Le hamac est ici installé dans le jardin d’étrangers venus travailler en France ; on peut y lire la suggestion d’un détachement serein et jouissif à partager avec les visiteurs, alors que le titre indique ironiquement le contraire. C’est dans ce balancement, par l’apprivoisement du paradoxe, que la re-création et le partage du sens peuvent s’effectuer.
Estefania Penafiel-Loaiza, accueillie par Christophe Tellez, a utilisé les compétences musicales de ce dernier pour accompagner live la vidéo diffusant une performance donnée dans d’autres lieux, qu’elle reformule à heures irrégulières dans le village, entre deux conversations autour d’une table bien mise. En quelque sorte elle met en scène les conditions de l’art : la création naît du partage de nourritures sensibles. La performance, qui consiste à lire à l’envers les vingt constitutions que le gouvernement de son pays d’origine, l’Equateur, a connu successivement de 1830 à 2008, est saisissante. Juchée sur un haut siège, comme un oiseau annonciateur, l’artiste opère sur les places ou au détour d’une rue, de façon sporadique et aléatoire, en choisissant l’espace propice, au gré de ses déambulations. Soixante-deux gouvernements successifs de 1830 à 1948, de différents types, présidentiel, militaire ou dictatorial, des territoires qui changent de nationalité, des guerres, des coups d’Etat, des soulèvements populaires et des manifestations pacifiques. L’Equateur est un pays instable. L’artiste évoque cette réalité et, par le rituel de la performance, actualise des pratiques primitives ou religieuses dont le sens ou l’intention ne sont pas explicités. Cela n’est pas sans évoquer des formes artistiques qui se sont particulièrement développées en Amérique latine, vers le milieu du XXe siècle, désignées comme «réalisme magique». La théâtralité de l’action, son mystère, captent l’écoute des passants, alors que seule est annoncée la lecture inversée des constitutions par un petit document mis à disposition. L’accès direct au sens est bloqué pour favoriser une approche par d’autres dimensions sensibles. La répétition de la performance dans divers lieux et la restitution de l’ensemble, avec la lecture des textes à l’endroit, dans un film vidéo, constituent petit à petit un tissage à long terme d’images et de mots, selon les circonstances audibles ou non. L’impact humain et social des lois édictées par les Etats va au-delà du temps et des territoires qu’elles concernent, au-delà du sens qu’elles contiennent.
Une deuxième oeuvre, Vent d’Est, est constituée par l’inscription à l’encre, à l’aide d’un tampon, sur les feuilles de l’arbre devant l’église, d’une phrase signifiant « il y a des raisons », en caractères grecs. Elle est issue des slogans des mouvements de protestation populaire, à Athènes, à la suite du plan d’austérité imposé par les banques et la Communauté européenne. Là encore l’artiste transpose des mots et du sens dans d’autres lieux avec une temporalité décalée, ralentie ; c’est le vent qui égrènera petit à petit les feuilles de l’arbre tatoué dans les environs. Les décalages temporels, la dispersion spatiale, la rupture avec l’expression ordinaire du sens, l’irruption de ce qui est latent sont les moyens de l’art pour accéder au réel et en modifier la perception.
Mathieu Beauséjour, reçu par Hubert Javelot, a suscité un climat inquiétant dans l’ensemble du village par l’oeuvre intitulée This is not a riot. Un enregistrement fait d’un montage d’éléments sonores disponibles sur You Tube, saisis lors de manifestations urbaines à Londres, Toronto, en Grèce et en Égypte, est venu interrompre la paix des lieux. Chaos, hurlements, fureur, répression. L’artiste a choisi d’utiliser les sons relatifs aux révoltes contre les autorités. Diffusé à plusieurs endroits, invisible, arrivant par surprise, le son d’une rébellion non identifiée s’impose comme une irruption brutale de l’extérieur. Par contraste le village apparaît tout à coup coupé du monde. Un univers clos, protégé, où des habitants sereins, des amateurs d’art et de promenades insolites, des artistes et desoeuvres se côtoient sur fond de campagne rieuse sous le soleil, comme une utopie éphémère ou une publicité mensongère. La fiction générée par la diffusion sonore induit le réel et sa menace dans le champ. Ces sons envahissants, après le premier effet de surprise et d’interrogation, s’adressent, au-delà de la faculté de comprendre ou non le leurre, à un niveau émotionnel primitif générant la peur et le malaise mais aussi paradoxalement l’excitation et l’espoir. Puis un troisième niveau de perception situe cette forme sonore dans le contexte du monde, des révoltes et des cris qui hantent notre mémoire historique et notre actualité, marquée par les révoltes du «printemps arabe». Mathieu Beauséjour a également activé une performance dans une ruelle du village. De façon régulière à certains moments de la journée, il s’est installé devant la porte d’une maison, en dépliant une table comme s’il installait une échoppe. Habillé selon le code vestimentaire du monde des affaires, devenu une norme générale, chemise, cravate, pantalon à pli, il a déplié son commerce d’argent, qui consiste à transformer des piles de dollars en lamelles de papier de couleur. Avec l’attirail du vendeur, du banquier ou de l’usurier, avec ses outils, son apparence et son pouvoir de séduction, l’artiste brave l’interdit de la destruction de la monnaie, propriété des États et symbole du pouvoir capitaliste. Il affronte également un tabou moral, l’argent représentant la possibilité de vie et d’insertion sociale pour de nombreux démunis. Son sourire et ses pieds nus, contrastant avec ses vêtements de banquier, affichent son ironie avec insolence et gaieté, non sans rappeler Dada et Fluxus et leurs provocations salutaires. Ses pieds nus renvoient simultanément à des images de misère et d’esclavage. La performance a lieu dans la rue, l’artiste s’expose à tous tandis qu’il détruit symboliquement la valeur d’usage de l’argent pour en offrir la valeur d’échange. Sans paroles, ambigu, utilisant des images et des symboles du pouvoir absolu dans notre société, suscitant le débat, il implique le spectateur dans un travail de réflexion pour une dispersion et une reconstruction collective de sens.
Jackie-Ruth Meyer
*Michel Onfray. Politique du rebelle. Traité de résistance et d’insoumission. Biblio essais. *Yona Friedman. Utopies réalisables. (Nouvelle édition). L’éclat.

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Commissariat :
Patrick Tarres, Directeur artistique de l’AFIAC
Pascal Pique, Directeur du FRAC Midi-Pyrénées
Jackie-Ruth Meyer, Directrice du centre d’art Le LAIT

Les artistes : Christian Ruby, Pablo Garcia, Medhi-Georges Lahlou, Thierry Boutonnier, Mathieu Beauséjour, Laurent Pernel, Estefania Penafiel Loaiza, Docteur Courbe, Magali Daniaux et Cédric Pigot

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