Pablo Garcia – Anarchisations – + si affinité 2011

Pablo Garcia

Fiac  2011  –  + si affinité  Anarchisations

Un événement de l’AFIAC

Commissaire d’exposition : Pascal Pique, Patrick Tarres, Jackie Ruth-Meyer

L’artiste était reçu chez Céline San Martin et Hugues Brillant.

«Libertalia »

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Affiches, bande-son en boucle «la Danse macabre» de Camille Saint-Saëns. Extraits de textes écrits à la main sur papier marouflé sur le sol.

Extrait 1

Misson mit le cap sur Madagascar et toucha au nord de l’île. Après l’avoir contournée, il trouva, au nord de Diego-Suares, une crique qu’il remonta sur dix lieues pour s’apercevoir qu’elle offrait à bâbord un vaste havre très sûr où l’on pouvait faire provision d’eau fraîche. Il y jeta l’ancre, se rendit à terre pour examiner la nature du terrain qu’il jugea riche ; l’air était pur, le relief égal. Il déclara à ses hommes que c’était là un asile idéal. Il était décidé, disait-il, à y élever un petit village fortifié et à créer des quais pour les bateaux. Ainsi ils auraient un endroit bien à eux et un refuge quand l’âge ou les blessures les auraient rendus incapables de bourlinguer davantage, où ils pourraient jouir des fruits de leurs travaux et s’éteindre en paix. Il entendait ne rien faire, cependant, sans l’approbation de toute la compagnie. Et en admettant que son plan recueillît leur approbation, comme il l’espérait, car c’était de toute évidence l’intérêt général, il jugeait préférable de ne rien entreprendre de peur de voir les naturels détruire en leur absence ce qu’ils auraient construit ; ils pouvaient tout de même, s’ils étaient de son avis, commencer à abattre les arbres et à les tailler de manière à pouvoir édifier un fortin de bois quand ils reviendraient avec leurs compagnons. Tous applaudirent à la proposition du capitaine : en dix jours, ils avaient abattu et grossièrement équarri cent cinquante gros arbres sans être dérangés par aucun naturel. […] Ils ne tardèrent pas à rejoindre leur havre, auquel Misson donna le nom de Libertalia, en baptisant Liberti ceux qui y vivraient, dans l’espoir d’effacer les frontières entre nations, Français, Anglais, Hollandais, Africains, quelque marquées qu’elles fussent. Ils commencèrent par édifier, de chaque côté du port, un fort octogonal. Quand ce fut chose faite et qu’ils eurent équipé chacun d’eux de quarante canons prélevés sur les navires portugais, ils arrangèrent une batterie angulaire de dix bouches et entreprirent, sous la protection de fortins et de bateaux, la construction de maisons et de magasins.

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Extrait 2

Tew et les siens ne furent pas peu surpris, lors de leur arrivée à la colonie de M. Misson, d’en découvrir les fortifications. Parvenus sous le premier fortin, ils le saluèrent d’une salve de neuf coups, à laquelle il fut répondu de même. Quand on eut jeté l’ancre, tous les prisonniers furent autorisés à sortir, privilège qui ne leur avait jamais été accordé durant l’absence de Misson, eu égard au petit nombre de colons demeurés sur place. Seules quelques sorties s’étaient effectuées, et encore
par groupe de deux ou trois. […] Il s’agissait de délibérer sur le sort des prisonniers, presque aussi nombreux désormais que leurs gardiens, puisque la prise en avait augmenté le nombre de cent quatre-vingt-dix. […] On confia donc à cent soixante-dix prisonniers la réalisation d’un débarcadère
prévu à environ un demi mille du chenal du port. Puis on interdit aux autres prisonniers, sous peine de mort, de franchir les limites qu’on leur avait imposées. Ils risquaient en effet de prendre conscience de leur force numérique et de se révolter. Seuls les colons connaissaient le chiffre exact de leurs pertes et celui des prisonniers portugais. Ils avaient grossi à dessein le nombre des hommes de Tew. […] Toutes ces précautions prises pour leur sécurité, tant intérieure qu’extérieure, ne leur faisaient pas pour autant négliger l’approvisionnement. Ils défrichèrent et ensemencèrent de maïs, de blé et autres céréales un terrain de belle capacité. Pendant ce temps Carracioli mettait à profit ses talents d’orateur pour convaincre de se joindre à la colonie un certain nombre de Portugais qui désespéraient de retourner chez eux. Incapable de mener une vie sédentaire, Misson aurait volontiers repris la mer, mais il redoutait une révolte des prisonniers et n’osait pas affaiblir Libertalia en la privant des hommes nécessaires à un nouveau voyage. Il émit finalement l’idée qu’on pourrait renvoyer les captifs en leur offrant la dernière prise. Carracioli et Tew s’y opposaient, déclarant que cela découvrirait leur retraite et provoquerait l’attaque des Européens établis sur le continent, alors qu’ils étaient loin d’avoir construit leurs défenses. Mais Misson rétorqua qu’il commençait à se lasser d’avoir à se méfier en permanence de ceux qui l’entouraient ; mieux valait mourir une bonne fois pour toutes que de vivre dans la crainte perpétuelle de la mort. […] Il existait bien un moyen d’éviter une guerre, c’était de tous les mettre à mort ; mais une idée aussi inhumaine lui faisait horreur. D’autre part, il espérait que son alliance avec les naturels lui permettrait de repousser les assaillants. Cependant, il exigerait de chacun d’eux le serment de ne jamais servir contre lui. Après quoi, il s’enquit de la condition de chacun des prisonniers, auxquels il rendit ce qu’ils avaient perdu. Il déclara à sa compagnie que c’était autant de pris sur sa propre part, et aux prisonniers qu’il n’avait pas déclaré la guerre aux opprimés, mais aux oppresseurs.

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Extrait 3
Cependant, avec Carracioli, [Misson] activa la construction du débarcadère. Il avait placé deux cents hommes sous les ordres de Tew, dont quarante Portugais, trente-sept nègres (dix-sept d’entre eux étaient des marins chevronnés), trente Anglais et pour le reste, des Français. Tew ne rencontra personne sur sa route jusqu’au nord du cap de Bonne-Espérance, où il tomba sur une galère de la Compagnie hollandaise des Indes orientales, armée de dix-huit canons. Il en triompha sans rencontr
er beaucoup de résistance ; il n’avait perdu qu’un seul homme dans l’engagement. Sur la côte angolaise, il prit un vaisseau anglais chargé de deux cent quarante esclaves, hommes, femmes et enfants. Les nègres qui avaient été capturés sur cette même côte retrouvèrent à bord du navire plusieurs connaissances et parents auxquels ils apprirent le revirement de fortune dont ils se réjouissaient. Le grand capitaine, disaient-ils, (tel était le titre qu’ils donnaient désormais à Misson), les avait humainement délivrés de leurs chaînes. D’esclaves, ils étaient devenus des hommes libres, unis aux pirates pour le meilleur et pour le pire. Les nouveaux prisonniers allaient eux-mêmes bientôt pouvoir profiter de cette chance, car ces Blancs-là haïssaient jusqu’au mot d’esclavage. En effet, conformément aux ordres de Misson et aux prescriptions d’une morale qu’il commençait à partager, Tew avait ordonné qu’on leur ôtât leurs fers. […] À bord de la prise, il avait trouvé abondance de couronnes anglaises ; on les serra dans le trésor général, puisque là où tout était mis en commun et où n’existait nulle barrière pour borner la propriété privée, l’argent était inutile. On employa les esclaves libérés dans la dernière course à perfectionner le débarcadère, mais en les traitant en hommes libres. […] Six familles indigènes s’établirent même parmi nos planteurs, ce qui leur rendit service, car les naturels brossèrent à leurs compatriotes un rapport très élogieux de la vie réglée et

harmonieuse qu’on menait à la colonie. […] Dès lors ils défrichèrent, ensemencèrent et clôturèrent un vaste terrain. Ils parquèrent trois cents têtes de bovins achetés aux naturels.

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Extrait 4
À peine avaient-ils mis en ordre le dispositif que les navires, arborant les couleurs portugaises, apparaissaient, faisant voile droit sur le port. Ils furent chaudement reçus par le feu des deux fortins, ce qui ne les arrêta pas. L’un d’eux, sous les salves, donnait déjà de la bande. Ils pénétrèrent dans le port, sûrs de leur victoire, mais ce fut un tel accueil, des fortins, des batteries, des sloops et des autres bâtiments, que deux d’entre eux coulèrent instantanément. Nombreux furent les hommes qui se noyèrent. Les rescapés purent monter à bord des autres navires. Les Portugais à présent comprenaient leur erreur. Ils avaient cru qu’une fois les fortins dépassés, ils pourraient débarquer sans difficulté leurs hommes et détruire aisément ce nid de pirates. Les voilà qui n’osaient même plus mettre un canot à la mer. […] Mesurant la vanité de leurs efforts et les nombreuses pertes subies, ils profitèrent du vent et de la marée pour se retirer en toute hâte, plus vite encore que s’ils n’étaient arrivés et en abandonnant deux épaves. […] Le malheureux se défendit jusqu’à ce que ses ponts fussent inondés du sang de tous ses hommes ou presque.

[…] On ne dépouilla aucun des prisonniers ; quant aux officiers, Misson, Carracioli et Tew les invitèrent à leur table. […] Malheureusement, on avait découvert à bord deux des hommes qui avaient juré de ne jamais prendre les armes contre les colons. Jetés aux fers, ils furent jugés publiquement pour crime de parjure, en présence des officiers portugais. Les témoins prouvèrent sans aucun doute possible qu’il s’agissait bien là des anciens prisonniers de Libertalia ; la sentence tomba : ils seraient pendus à la pointe de chaque fort. L’exécution se déroula le lendemain matin sous les yeux du chapelain portugais qui les assista dans leurs derniers instants, les confessa et leur donna l’absolution. […] Comme l’exécution semblait contredire les maximes des chefs, Carracioli, dans une harangue, fit savoir qu’il n’y avait point de règle qui ne souffrît d’exception ; qu’ils avaient conscience de la répugnance que le commandant, M. Misson, éprouvait à verser le sang, lui dont l’un des articles de foi professait que nul n’avait de pouvoir sur la vie d’autrui, sinon Dieu seul qui l’avait donnée. Cependant, l’instinct de conservation rendait parfois nécessaire de tuer autrui, même de sang-froid, en particulier un ennemi déclaré et acharné. Quant au sang que fait couler une guerre juste, entreprise pour défendre cette liberté qu’ils proclamaient noblement, ils n’avaient pas besoin d’en parler. […] Si l’on mettait en balance la vie de tous les membres de la colonie et celle d’ennemis déclarés et parjures acharnés à fomenter leur ruine et qui, bien instruits de leur République, représenteraient un risque fatal si on leur rendait la liberté qu’ils avaient déjà foulée au pied, on ne pouvait qu’opter pour la première. […] A ce moment, l’assemblée s’écria :
— Leur sang retombe sur leurs têtes ! Ils ont voulu leur mort et la pendaison est trop bonne pour eux !
Extrait 5
Survint alors un différend entre les hommes de Misson et ceux de Tew, une querelle patriotique, suscitée par les marins de l’Anglais : ce dernier suggéra de la vider par l’épée. Carracioli s’y opposait catégoriquement. […] Dans le futur, cet accident le prouvait, il conviendrait d’édicter des lois saines et fonder une sorte de gouvernement. […] Le lendemain, tout le monde se rassembla et les trois capitaines proposèrent d’instituer une espèce de gouvernement, comme l’exigeait leur sécurité. Où il n’existe de lois coercitives, les plus faibles sont toujours les victimes et tout tend nécessairement à laconfusion. Les hommes sont les jouets de passions qui leur cachent la justice et les rendent toujours partiaux en faveur de leurs intérêts : il leur fallait soumettre les conflits possibles à des personnes calmes et indépendantes capables d’examiner avec sang-froid et de juger selon la raison et l’équité ; ils avaient en vue un régime démocratique : quand le peuple édicte et juge à la fois ses propres lois, on a affaire au régime le plus convenable. En conséquence, ils demandaient aux hommes de se répartir par dix et d’élire, par groupe, un représentant à l’assemblée constituante chargée de voter des lois saines dans l’intérêt public. […] Aux députés réunis, Carracioli, chargé d’ouvrir la session, fit éloquemment l’éloge de l’ordre et montra qu’il fallait déposer le pouvoir suprême entre les mains d’un chef à qui incomberait de récompenser les actions braves et vertueuses et de punir les vices, conformément aux lois publiques, son seul guide. Ce pouvoir néanmoins ne serait pas conféré à vie, ni à titre héréditaire : on le limiterait à une durée de trois ans, au terme de laquelle la République ferait un nouveau choix ou confirmerait l’ancien. […] Le premier personnage de l’Etat prendrait le titre de Grand Protecteur, avec tous les insignes de la royauté. Enfin le Protecteur se choisit un Conseil des plus compétents, sans distinction de nation ou de couleur, et l’on entreprit de mêler les diverses langues pour n’en avoir qu’une seule. Trésor et bétail furent également divisés et chacun se mit à délimiter ses terres ou celles du voisin qui réclamait de l’aide. […] L’Amiral exprima encore le désir de prendre la mer : il espérait tomber sur quelques navires de la Compagnie des Indes orientales et en ramener des volontaires car, si une population abondante est la vraie richesse d’un peuple, il estimait que ce dont la colonie avait besoin par-dessus tout, c’était du sang neuf. Il croiserait sur la route du Cap et ne doutait pas d’y faire des rencontres intéressantes, après quoi il remonterait vers le nord rendre visite à ses anciens marins. […] Tew s’élança vers le rivage et signifia que lui fût envoyé un canot. Mais la mer était déjà trop démontée. […] Le Victoire rompit ses câbles et fut drossé sur la côte abrupte, périssant corps et biens sous les yeux de son capitaine.

Libertalia, in L’Histoire générale des plus fameux Pyrates, Capt. Charles Johnson (attribué à Daniel Defoe), Londres, 1724

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Commissariat :
Patrick Tarres, Directeur artistique de l’AFIAC
Pascal Pique, Directeur du FRAC Midi-Pyrénées
Jackie-Ruth Meyer, Directrice du centre d’art Le LAIT

Les artistes : Christian Ruby, Pablo Garcia, Medhi-Georges Lahlou, Thierry Boutonnier, Mathieu Beauséjour, Laurent Pernel, Estefania Penafiel Loaiza, Docteur Courbe, Magali Daniaux et Cédric Pigot

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