Anarchisations – Conspire aujourd’hui / Inspire demain – Pascal Pique

Vive la chaosmose !

Depuis la fin du XIXe siècle, l’art entretient une relation étroite avec l’anarchie et ses penseurs, de Proudhon jusqu’à Deleuze et Guattari. Parfois d’un point de vue politique, mais essentiellement à un niveau culturel et philosophique. Car au-delà d’une communauté d’esprit avec l’anarchie et l’anarchisme, c’est la dynamique de l’anarchisation qui semble plus concerner le mouvement de l’art. Et d’une manière profonde, intime et ontologique, plus encore peut-être qu’esthétique ou politique.

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Que l’on se souvienne des déclamations de Kazimir Malevitch en 1918 dans la revue Anarkhiïa à Moscou en 1918 : « Nous ouvrons des pages nouvelles de l’art au sein des aubes nouvelles de l’anarchie. (…) L’étendard de l’anarchie, c’est l’étendard de notre « moi » et notre esprit, libre comme l’air, va faire jaillir notre création dans les vastes espaces de l’âme. »1 Il est vrai que ces mots interviennent juste après le renversement de la monarchie tsariste, en plein essor révolutionnaire initié par les théories anarchistes de Bakounine pour qui l’art nous «ouvre des horizons illimités et dont personne ne peut prévoir l’aboutissement »2. A l’époque, l’anarchisme prône la lutte contre la misère et la pauvreté à travers une remise en cause de l’autorité de la hiérarchie et du pouvoir unique. L’anarchisation de la société est alors synonyme de liberté, d’émancipation et d’auto-organisation. Elle passe aussi par la violence et l’attentat. Pour Malevitch aussi il s’agit de dynamiter l’ancien régime de l’art qui ne fait que reproduire et non incarner la dimension véritable de l’être, de l’esprit et du monde. C’est avec le Suprématisme qu’il propose d’atteindre cet état ultime et d’accomplir la réalité transcendantale de l’art pour accéder à une autre dimension personnelle, physique et spirituelle. Mais pour cela, il faut que l’être nouveau s’affranchisse et s’émancipe. A priori, pas grand-chose à voir avec ce que nous vivons actuellement. Comment serait reçu un tel programme artistique et spirituel de nos jours ? Je crains bien que la communauté artistique et culturelle ne voie cela d’un oeil embarrassé sinon réprobateur. Si elle y portait toutefois un quelconque intérêt. D’autant plus que l’anarchisation a plutôt mauvaise presse ces derniers temps. En particulier quand elle est associée à la dérégulation néo-libérale de l’économie de marché et de la finance. Une anarchisation négative contre laquelle il faut lutter tant le fonctionnement international est devenu facteur de pauvreté, d’inégalités et de souffrances à travers le globe. Une anarchisation qu’il faudrait anarchiser en quelque sorte. C’est bien pourquoi la dynamique d’une anarchisation positive semble plus que jamais nécessaire, autant à l’échelle de la communauté mondiale que de celle de l’individu. Mais à quoi correspond le terme d’anarchisation plus précisément ? Quels enjeux représente-t-il aujourd’hui ? Notamment au regard de la création artistique telle que Felix Guattari l’envisage au sein de la Chaosmose et dans son ouvrage du même nom3 ? Ce sont aussi ces questions que l’Anarchisation Fiacoise n’a pas manqué de poser. Mais pour les introduire et les formaliser, rien de mieux sans doute que de partir des propositions des artistes eux-mêmes. Il me semble à cet égard que les signes délivrés par le duo Magali Daniaux & Cédric Pigot d’une part, et par le docteur Courbe d’autre part, incarnent bien certains enjeux actuels d’un tel mouvement.
Soleil noir et fonte des glaces
C’est sous l’emblème du soleil noir que le duo Daniaux-Pigot a placé sa participation à Fiac. Cette magnifique photographie d’une éclipse fictive prise dans le ciel du Tarn renvoie à l’étendard et au drapeau noir de l’anarchie. Peut-être aussi au fantôme du carré noir de Malevitch… Mais il s’agit avant tout d’un soleil inversé, du soleil menaçant et meurtrier de la fonte des glaces. Cette image stigmatise également les aberrations du comportement humain à l’égard de la planète que dénoncent les deux artistes dans leurs travaux engagés. Comme la vidéo Cyclone Kingkrab & Piper Sigma réalisée à l’aide d’une webcam de surveillance braquée sur la ville de Kirkenes, au nord de la Norvège, non loin de la frontière russe. Nous sommes à l’un de ces endroits de la planète qui commencent à être profondément affectés par le réchauffement climatique et la disparition de la banquise. Sauf qu’ici, ce sort funeste est synonyme de développement et d‘enrichissement. Kirkenes est en passe de devenir l’un des nouveaux points géostratégiques du globe avec l’ouverture très attendue de la fameuse voie maritime du nord-est qui va bouleverser les échanges et les équilibres mondiaux. Une voix et une histoire nappent les images de ce paysage de déréliction. Comme souvent chez les artistes, le son, le texte et l’image forment un triptyque fantastique et troublant, qui nous place entre réalité et fiction, comme sur le fil d’un rasoir. Mais le texte est aussi porteur d’une dimension transcendantale. Il propose une sorte de saut cosmique, en quelque sorte Suprématiste, « qui permettra de vaincre la perméabilité du temps et de l’espace » (cf. texte Révolution). Une autre installation plus abstraite montrait des moniteurs vidéo positionnés à plat diffusant des plages de couleurs associées à des pyramides de pigments disposées à même la surface des écrans. Comme dans Holi, la fête des couleurs hindoues, où la dispersion des pigments de couleur symbolise le processus de régénération physique et spirituelle. Mais ne serait-ce pas cette utopie que les deux artistes nous proposent d’envisager et de réaliser grâce à leur travail ? En tout cas, c’est en adeptes de la transe numérique qu’ils semblent bien installés dans cette dimension à laquelle ils nous proposent de nous initier.
Croix verte et coup de rouge
Un autre grand anarchisateur était présent à Fiac en la personne du docteur François Courbe. Communément appelé le docteur Courbe, on peut dire que François Courbe a eu très tôt la double vocation d’artiste et de thérapeute. Ce qu’il désigne sous l’auto-appellation d’« Artiologue » qu’il s’est taillée sur mesure. À l’image de la tenue de médecin dans laquelle il officie, avec les principaux attributs du soigneur occidental, vêtu d’une blouse blanche, portant un stéthoscope et prodiguant potions et ordonnances. Un temps doté d’une ambulance faisant office de cabinet mobile, le docteur Courbe a choisi de s’installer dans le café du village. Il est vrai que la grande salle unique du bar semble s’organiser autour d’un imposant billard recouvert d’un superbe tapis vert. Le vert et le rouge seront les deux couleurs de l’intervention du docteur Courbe à Fiac. Vert pour les croix de pharmacie agencées en forme de passerelle par-dessus le billard. Rouge pour la potion faite d’une cuvée spéciale de vin du Tarn que le visiteur pourra ingurgiter après être passé physiquement et littéralement sur le billard pour accéder à une table de soin où est inscrit le mot SANTAT. Chaque spectateur était invité au rituel de passage sur le billard où, une fois n’est pas coutume, guérir et trinquer allaient de pair. D’après l’artiste, ou plutôt le docteur, cette performance est aussi le moyen de raviver une certaine culture du café, « à la manière du XIXe siècle, comme milieu de contestation, de critique, de création ».
N’oublions pas que François Courbe s’est intéressé à certaines cultures non occidentales où les figures du médecin, de l’artiste et de l’anarchisateur, réunies dans celle du maître du désordre4 ne font qu’un. Il s’agit des cultures où les shamans font encore office. Ce n’est pas la première fois que Fiac nous renvoie à cette dimension. Toutefois, dans le contexte de Anarchisations, c’est sur le mode de l’humour et du burlesque, c’est-à-dire sur celui d’une subversion des signes et des codes, que François Courbe incarne et réactualise les enjeux d’une telle dimension. Une dimension que l’art n’a sans doute jamais tout à fait perdue, mais que nos regards et nos pratiques modernes n’ont eu de cesse de dénier et d’oublier. Et c’est en revendiquant une liberté d’expression tant physique que morale, sans oublier celle de l’« ivresse de la pensée », que le docteur Courbe propose de réactiver ces ressorts distendus. Ce qui nous engage aussi à reconsidérer la nature de la culture humaine. Pour une meilleure santé physique et mentale.
Démystifier l’anarchie
Dans son ouvrage La nature humaine, une illusion occidentale5, l’anthropologue américain Marshal Sahlins parle d’une « sublimation de l’anarchie » en occident. Afin de mieux comprendre le concept de nature humaine dans la société moderne, il reconstitue le « triangle métaphysique composé par les concepts d’anarchie, de hiérarchie et d’égalité ». À la base de cette triangulation, il y a l’idée que va démonter l’auteur, d’une nature humaine « cupide et violente qui livrerait la société à l’anarchie » si elle n’était pas maîtrisée. Pas très loin du péché originel et d’une vision « animale » de l’homme considéré comme primitivement bestial. Sahlins montre en quoi cette théorie « politique de l’homme animal sans foi ni loi » a pris des partis opposés : la hiérarchie contre l’égalité, l’autorité monarchique contre l’équilibre républicain, ou encore la régulation par un pouvoir extérieur contre la conciliation des intérêts communs et particuliers par une auto-organisation de l’intérieur. Mais au-delà du politique il s’agit d’une véritable création métaphysique propre à l’occident qui repose sur une opposition entre nature et culture. Une opposition que Sahlins dénonce sans détours : « Je pense que de toutes les traditions, pensée chinoise incluse, la tradition occidentale est celle qui méprise le plus l’humanité et la misérable cupidité originelle de notre nature, en soutenant que la nature s’oppose à la culture ». Par là Sahlins pointe « cette illusion occidentale » qui consiste à faire croire que l’homme a une mauvaise nature qu’il faut dominer et maîtriser. Outre que cette conception a des incidences dramatiques sur l’organisation sociale, il dit aussi combien elle peut être dangereuse pour la survie de l’espèce qui est ainsi condamnée à une relation faussée avec son environnement naturel et humain. Afin de corriger ce mouvement, Sahlins propose de considérer que l’état de nature n’existe pas en tant que tel. Et que pour l’homme en particulier sa nature c’est bien sa culture. Il recommande aussi d’aller voir du côté des formes d’organisation humaine non occidentales qui entretiennent avec la soi-disant « nature » une véritable relation sociale qui gage d’humanité. Ce qui a été banni de notre culture occidentale moderne. En d’autres termes, il s’agit de réanarchiser notre vision de la société en la désordonnant pour voir sur quel ordre elle est véritablement fondée. Ou comme dirait Clément Rosset, « dénaturer l’idée de nature », pour repenser les fondements de la culture de l’occident moderne, aussi bien à l’égard de la nature que de l’humanité à travers son organisation sociale et biologique.
De l’anarchisation à la chaotisation
Les deux termes d’anarchie et de chaos sont souvent synonymes. Mais c’est le second qui s’est imposé dans le domaine scientifique et culturel avec la fameuse théorie du même nom. Si le chaos n’a pas gagné l’organisation politique et sociale, il a dominé le monde de la physique et de la philosophie dans les années 70, quand l’objectif était de trouver l’ordre caché dans le désordre apparent. À travers l’image du chaos, l’enjeu étant aussi de parachever la rupture épistémologique engagée depuis le début du XXe siècle avec la structure « classique » d’une pensée et d’un monde organisés sur les principes de la dualité et de la bipolarité. Cette mécanique « chaotique » a aussi été importante pour les sciences sociales et politiques en substituant à certains principes moraux et idéologiques d’autres ressorts et d’autres images. Parmi celles-ci, celle de l’effet papillon a été particulièrement prégnante, le météorologue Edward Lorenz précisant toutefois que « si le battement d’ailes du papillon peut déclencher la tornade, il peut aussi l’empêcher ». Deleuze et Guattari vont théoriser cette avancée du chaos pour reformuler les idéaux de l’anarchie, de la pensée libertaire et d’une révolution à conduire. Ils précisent les enjeux de l’anarchisation, ou plutôt de la chaotisation, dans Qu’est-ce que la philosophie ? en 1916. Tout d’abord, ils déminent le rapport au chaos : « On dirait que la lutte contre le chaos ne va pas sans affinité avec l’ennemi ; parce qu’une autre lutte se développe et prend plus d’importance, contre l’opinion qui prétendait pourtant nous protéger du chaos lui-même ». Le philosophe et la philosophie sont en première ligne : « La philosophie lutte contre le chaos comme abîme indifférencié ou océan de la dissemblance … Les concepts sont ce qu’il y a de plus « solide », de plus protecteur dans ce chaos mental indifférencié qu’est la pensée. Ce qui protège, ce ne sont pas les opinions ; ce sont les concepts que l’on crée soi-même, qui nous permettent de penser le monde « à notre façon ». « Un concept est donc un état chaoïde par excellence ; il renvoie à un chaos mental rendu consistant, devenu Pensée, chaosmos mental ». De même que l’artiste et l’oeuvre, qui montrent une résolution intéressante de cette relation au chaos qui devient un facteur de création : « L’artiste se bat moins contre le chaos que contre les « clichés » de l’opinion (…). L’art n’est pas le chaos, mais une composition du chaos qui donne la vision ou sensation, si bien qu’il constitue un chaosmos, comme dit Joyce, un chaos composé – non pas prévu ni préconçu ». C’est pourquoi les deux philosophes établissent une relation directe du chaos au cerveau : « Le chaos a trois filles suivant le plan qui le recoupe : ce sont les Chaoïdes, l’art, la science et la philosophie, comme formes de la pensée ou de la création. On appelle Chaoïdes les réalités produites sur des plans qui recoupent le chaos (…) ; la jonction (non pas l’unité) des trois plans, c’est le cerveau. »
Auto-organisation et autopoïèse
À travers les figures de l’auto-organisation ou de l’autogestion, les concepts d’anarchie et de chaos concernent effectivement autant l’organisation de l’espace mental que celle du vivant. Et plus fondamentalement encore, celle de la structure de la matière et de la constitution de l’univers. Dans la suite directe de la réflexion sur le chaos va émerger au début des années soixante-dix le concept d’autopoïese proposé par deux biologistes, Humberto Maturana et Francisco Varela7. Leurs découvertes ont considérablement modifié la conception du vivant, qu’il soit d’ordre humain, animal, végétal. Notamment avec leurs recherches conduites conjointement dans les domaines des mathématiques, de la cybernétique et de la biologie. En particulier sur les mécanismes de la cellule biologique et des automates cellulaires qui va leur permettre de mettre au jour les mécanismes de l’autopoïèse. L’autopoïèse provient du grec pour (auto) soi et (poïèse) création. Créé par Maturana pour désigner les êtres vivants, ce terme désigne la propriété d’autocréation d’un système par lui-même. Ce système est séparé de son environnement par une barrière physique (membrane, peau…), qui est elle-même produite par le système. Le mécanisme de l’autopoïèse permet aussi de mettre en évidence qu’un équilibre s’instaure entre les tendances à l’ordre et au désordre. C’est à partir de ces recherches sur l’autopoïèse que Varela va révolutionner le domaine des sciences cognitives avec le concept de « l’énaction ». L’énaction propose une nouvelle vision de l’organisation des organismes et de l’esprit dans leurs rapports avec l’environnement. Elle stipule que l’être et le monde Co adviennent ou coexistent simultanément. Il n’y a pas de hiérarchie ou de domination entre l’un et l’autre mais une relation déterminée fondée sur la porosité, la réciprocité, l’interface et l’osmotique. C’est du moins ce que montre le comportement de la cellule biologique. L’un des objectifs de l’énaction est clairement de dépasser le dualisme cartésien ainsi que l’opposition entre subjectivisme et objectivisme. Elle représente aussi l’intérêt de poser la relation à l’environnement dans un rapport de co-détermination. Cette vision somme toute assez récente est très importante car elle replace le sujet ou le « je » dans une corrélation avec le monde environnant (ou la nature) et non dans un rapport dual de domination ou de soumission. C’est le jeu des interactions, ou des interfaces, qu’il faut observer, privilégier ou favoriser. Il s’agit aussi de dépasser l’opposition des concepts d’ordre et de désordre pour leur substituer une pensée de ce qui les relie. Felix Guattari a bien compris les enjeux d’une telle révolution conceptuelle et épistémologique. Une révolution qu’il va reprendre à son compte en rendant hommage à Varela dans l’un de ses derniers articles consacré à la mécanosphère et aux relations entre l’humain et la machine8 : « Une des directions prometteuses de ce travail serait sa jonction – toujours les interfaces ! – avec la réflexion de Francisco Varela sur l’autopoïèse, à savoir la capacité de certains systèmes de reconstituer en permanence leur structure. Varela a circonscrit le processus de l’autopoïèse aux systèmes vivants, les autres systèmes relevant, selon lui, d’une allo-poïèse. Mais il me semble que ce concept d’autopoïèse pourrait être élargi à tous les systèmes d’interface machinique …».
Vivre la chaosmose
L’apport considérable de Félix Guattari a justement été d’étendre le champ d’application de l’autopoïèse aux domaines de la philosophie, de l’art et de l’organisation sociale. Il va d’ailleurs reprendre la terminologie et les principes de l’autopoïèse pour les réagencer au sein de sa théorie de la Chaosmose : « Ce sont comme des foyers auto-poéïtiques créatifs, qui signent dans le même temps une instantanéité générale et des points de chaosmose qui s’affirment comme pures entités de création ». Dans le système de pensée et d’action de Guattari, nous sommes baignés dans un monde de chaos et de complexité contre lequel il faut lutter en le transformant en richesse. C’est ce que parvient à réaliser l’oeuvre d’art en tant que processus de subjectivisation. L’oeuvre participe de cette résolution car elle permet de réaliser une forme d’osmose ou de relation positive avec le chaos. Il ne s’agit plus d’opposer ordre et désordre mais de réaliser une jonction entre les deux états tout en se plongeant dedans : « L’immersion chaosmique, comme nous l’avons dit avec Deleuze, porte moins à la dissolution ou au spontanéisme délirant qu’à l’apparition de foyers de complexité, chaotiques, équivalents aux attracteurs étranges dans la théorie du chaos. L’ordre habite le désordre, le désordre habite l’ordre, et c’est seulement de cette double immanence que peut naître la véritable création. Avoir des coefficients de liberté, pour un artiste, ne signifie pas tomber dans le chaos absolu. C’est plutôt dans sa rencontre avec des obstacles techniques, matériels – plan de composition – que l’art, dans sa lutte contre le chaos, fait surgir une vision qui illumine l’instant, une sensation qui défie tout cliché. L’art lutte contre le chaos mais afin de le rendre plus sensible »9. À travers la figure de l’artiste et de l’art, Félix Guattari encourage l’individu à s’émanciper des systèmes d’assujettissement du sujet et de la subjectivité. Il propose aussi que l’oeuvre se libère des contraintes des modélisations de l’esthétique : « Il s’agit à chaque fois, dans une cure, de forger une oeuvre singulière. Les artistes sont, surtout depuis les grandes ruptures conceptuelles introduites par Marcel Duchamp, John Cage et d’autres, ceux qui travaillent sans filet, sans base, ils n’ont plus de normes transcendantes et travaillent l’énonciation même du rapport esthétique. Ils forment le noyau le plus courageux dans ce rapport de créativité, mais ils ne sont pas seuls : les enfants à l’âge de l’éveil au monde, les psychotiques, les amoureux, les gens qui sont atteints par le sida, les gens qui sont en train de mourir etc., sont dans un rapport chaosmique au monde. Les artistes forgent des instruments, fraient des circuits pour pouvoir affronter cette dimension… »10. On peut dire que fin des années 80, début des années 90, Guattari perçoit très bien les prémices d’un mouvement qui semble généralisé aujourd’hui, où chaque oeuvre de chaque artiste réalise une esthétique singulière et personnelle.
Anarchiser l’immanence ?
Par contre il dénie et rejette une dimension importante de l’alchimie de la culture et du vivant, celle de la transcendance à laquelle il substitue l’immanence, c’est-à-dire le principe de ce qui vient de l’intérieur du système, de ce qui est bien là, bien réel. Ceci en opposition à la transcendance qui représente ce qui est en dehors, ce qui est extérieur ou supérieur, comme l’idée de Dieu dont il s’agit justement de se libérer. « Ni dieu ni maître », pour reprendre le credo anarchiste. Pour Guattari aussi c’est le sujet qui est le créateur de sa propre individualité et subjectivité : « Reste l’exigence de trouver une trame ontologique au niveau du plan d’immanence, qui est quand même rigoureux, où le créateur part à la recherche des subjectivités partielles produites par ces foyers. Il ne recherche pas des libertés mythiques, il développe plutôt des libertés partielles extraordinaires ». Le plan de l’immanence exclut toute relation à la religion, à la magie, au mythe, à l’invisible, à la contemplation et à la transcendance. Mais pas à la métaphysique. Mais est-ce qu’avec le parti de l’immanence, pour ne pas dire le diktat, nous aurions eu l’art des Malevitch, Picasso, Mondrian, Duchamp, Matisse et bien d’autres encore ? Toute une histoire de l’art qui a été passée sous silence reste à faire et à réécrire tant il demeure délicat d’aborder ces questions dans la sphère bien rationnelle du monde occidental. Ne faudrait-il pas réanarchiser cette pensée de l’immanence pour la rouvrir à l’invisible et à l’inconnu, et la libérer en quelque sorte d’une prévalence d’un cogito essentiellement humain finalement trop ancré dans le sujet et ne tenant pas assez compte des interfaces possibles avec les dimensions et les énergies inconnues que la physique moderne entrevoit pourtant ? Est-ce que cela n’irait pas dans le sens de « l’écologie mentale » et de la décolonisation de l’imaginaire qu’encourage Guattari ? Et puis, cela permettrait enfin de pouvoir accueillir décemment dans le mode de pensée occidental toutes ces configurations soi-disant « primitives » qui ont fait l’humanité à travers les âges et dont il ne reste plus que quelques bribes. Ceci avant que l’on n’en perde la mémoire et avant qu’elles ne soient définitivement anéanties par la chaosmose occidentale. L’enjeu est important car là se joue la compréhension et l’enseignement d’une énaction perdue entre l’homme et son milieu qui pourrait bien servir de modèle ou de substrat pour la mise en place d’un nouveau schéma de co-évolution entre l’homme et son milieu. Ce que les sociétés occidentales ne veulent toujours pas voir, à nos risques et périls. Tel serait l’un des grands enjeux d’une réanarchisation de la pensée et de la création contemporaine.
Pascal Pique

1 Kazimir Malévitch, Pour de nouveaux confins, Anarchie, 30 mars 1918, in Le miroir suprématiste, K. Malévitch, deuxième tome des écrits, V. et J.C. Marcadé, Éditions l’Age d’Homme, Lausanne, 1977.
2 Michaël Bakounine, Confessions, 1857. 3 Félix Guattari, Chaosmose, (1992), Éd. Galilée, 2005. 4 Bertrand Hell, Possession et Chamanisme, Les maîtres du désordre,
Flammarion, Paris, 1999. Voir aussi l’exposition «Les maîtres du désordre», conçue par Jean de Loisy au Musée du Quai Branly du 11 avril au 29 juillet 2012.
5 Marshall Sahlins, La nature humaine, une illusion occidentale, Réflexions sur l’Histoire des concepts de hiérarchie et d’égalité, sur la sublimation de l’anarchie en Occident, et essais de comparaison avec d’autres conceptions de la condition humaine, Terra Incognita, Éd. de l’éclat, 2009.
6 Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Les Éditions de Minuit, 1991. 7 Francisco Varela et Humberto Maturana, Autopoiesis and cognition, Éd. D. Reidel, Boston, 1980. 8 Félix Guattari, Les systèmes d’interfaces machiniques, in revue
Terminal n°52, 1991. 9 Félix Guattari, Combattre le chaos, in revue Chimères, N°38. 10 Félix Guattari, Combattre le chaos, in revue Chimères, N°38.

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Commissariat :
Patrick Tarres, Directeur artistique de l’AFIAC
Pascal Pique, Directeur du FRAC Midi-Pyrénées
Jackie-Ruth Meyer, Directrice du centre d’art Le LAIT

Les artistes : Christian Ruby, Pablo Garcia, Medhi-Georges Lahlou, Thierry Boutonnier, Mathieu Beauséjour, Laurent Pernel, Estefania Penafiel Loaiza, Docteur Courbe, Magali Daniaux et Cédric Pigot

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