Gilles Conan – Fantasmagoria – + si affinité 2010

Gilles Conan

Viterbe  2010  –  + si affinité  Fantasmagoria

Un événement de l’AFIAC

Commissaire d’exposition : Pascal Pique

Directeur artistique : Patrick Tarres

L’artiste était reçu chez la famille Jullien.

gilles conan + si affinité 2010 fiac

mes fantômes
brigitte et pascal sont les heureux propriétaires d’un château du 17ème où des paons et la parole se promènent en liberté.
brigitte s’occupe des chambres d’hôtes et pascal consacre une infime portion de ces journées hyper-actives à son métier de plaquiste. je crains la chaleur, et celle de fiac m’avait déjà éreinté, en tant que visiteur, à plusieurs reprises.
être acteur, derrière ces murs épais et en dessous de ces arbres bi-centenaires, était dès lors
d’autant plus appréciable. un plaquiste est toujours le bienvenu, particulièrement dans l’art contemporain, qui plus est quand on travaille la lumière, alors être accueilli par un plaquiste châtelain, c’était parfait.

gilles conan rr + si affinité 2010 fiac
loglo( rr )
logo ( rr ) fût donc implanté sur un support en placo, dans la salle de réception coupée en deux pour l’occasion par une cloison en placo et dont les portes fenêtres étaient occultées, pour créer ‘le noir’, par des plaques en placo. les visiteurs rentraient par groupes  réduits, après quelques minutespassées dans une antichambre pour les préparer à la pénombre et à la fraicheur de la pièce de monstration.
loglo( rr ) était constitué de deux néons symétriques imbriqués. ces deux morceaux de lettres
(en l’occurrence deux parties de r) provenaient de l’oeuvre de mario nanucchi présentée sur la façade de l’usine hydro-électrique de l’edf bazacle à toulouse, lors du printemps de septembre 2009. tous les autres éléments de cette installation, qui rayonnait coming from nowhere, going from nowhere, avaient été détruits, sur site, au démontage et rien d’autre n’avait pu être épargné. quelques mois plus tard, du 7 janvier au 21 mars 2010, rollin’ (what goes up must come down)’ prit forme rotatoire sur la même façade de ce bâtiment en bord de garonne.
le printemps de septembre se déroulant principalement en octobre,  coming from nowhere avait précédé de quelques mois ce projet, pourtant impulsé en amont.

gilles conan logo rr + si affinité 2010 fiac

à l’instar du pont des catalans, situé dans la champ de vison du bazacle, coming consommait
10kw/h. pour rollin’, qui consommait
300w/h, le pont fût éteint.
à l’instar d’antoine perrot qui a réalisé moi aussi, j’ai fait une oeuvre en néon, je pourrais énoncer : moi, je n’ai pas fait mon oeuvre en néon. ancien éclairagiste, habitué à cacher
ces sources, je n’étais jusqu’alors interdit l’usage de ce matériau … par choix ‘préservatif’, par inadéquation avec les environnements phénoménologiques à créer, à cause de la fragilité
et de la graduabilité aléatoire du matériau, par influence de l’art cinétique et des artistes du ‘light and space’ et rejet d’une certaine facilité néonifiée. cette antithèse témoignait donc d’un
choix , mettant entre autres en jeu le recyclage.

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ce bleu électro, cet outre-mer de costa del sol, ce bleu kersalé, bien souvent utilisé pour les enseignes et les surlignages architecturaux … n’en était pas un.
loglo( rr ) s’apparentait à un amalgame gémellaire, à une enseigne, à un symbole de marque, à une aire de jeu, à un plan du château (d’après les échos de visiteurs) … mais, plus que
la forme, les phénomènes électriques et cognitifs faisaient oeuvre. contrairement à la plupart de mes réalisations cinétiques, l’aléa était introduit, non pas par le code informatique, mais par les réactions du matériau propres à certaines intensités et, par l’état perceptif et
sensoriel du regardant. la consommation électrique importante du néon était réduite par
un rapport de 10 grâce à une programmation adéquate biphasée. une période de longues phases d’allumages à très faibles intensités créait des vibrations lumineuses aléatoires des gaz emprisonnés, qui se dilataient et contractaient dans le verre.
à la fois, dysfonctionnement provoqué, éther électrifié et ectoplasme emprisonné.
l’autre phase, répétée plusieurs fois, intercalait de brefs allumages violents
à forte intensité (1s) et laissait, ensuite les visiteurs dans le noir (10s), face aux surimpressions successives créées par leur persistance rétinienne. la latence phosphorescente statique
du néon éteint venait s’ajouter et se confondre à ces perceptions fantasques aux mouvements et aux vivacités propres à chacun. je suis un peu simple, je réponds au pied de la lettre. pour résumer,
loglo( rr ) était le fantôme d’une oeuvre qui permettait à chacun d’expérimenter ces fantômes.
un bon fluo est un fluo mortun déséquilibre en équilibre. de la décroissance en excroissance.

un bon fluo est un fluo mort prit ses aises dans le parc arboré et pelousé du château.il s’étendait en trinité sur trois zones géométriquement délimitées distinctes, telles des cimetières où, comme souvent, les enfants pouvaient jouer. américains, canadiens, belges,
néo-zélandais, sénégalais, toulousains, ariégeois … même combat … plutôt allemands et
hollandais d’ailleurs (osram, sylvania, philips) … si ce n’était chinois.

gilles conan rr + si affinité 2010 fiac
231 tubes fluorescents (77 par zone) furent plantés dans le gazon du parc, après traçages au cordeau. positionnés à la verticale, ils tentaient de respecter un angle de libertéaléatoire entre 0° et 0°. ils pointaient, d’une certaine façon, différentes mémoires industrielles ou domestiques, individuelles ou collectives, rassemblées dans l’éphémère de la manifestation. la nuit, la clarté de la lune pouvait faire ressortir leur blancheur spectrale.
tesla aurait peut-être pu les rallumer par la force de son ‘énergie universelle’, et en faire spectacle. ces tubes usagés, issus d’un centre de collecte de la région, y furent rapportés, par la suite, afin d’y être effectivement recyclés pour en extraire le mercure et être réduits en poudre. première oeuvre de la série now (pour no watt), elle renvoyait à la démarche de l’association négawatt, qui ouvre un axe de réflexion et d’action et, qui essaime, aussi, dans quelques propagandes repeintes.

gilles conan + si affinité 2010 fiac
remerciements : brigitte, pascal, société delec, patrick, yves, pascal, nicolas, jean, evor pour son éventail,tous les bénévoles et gely non remerciements :adam marquages groupe
gilles conan

Totems sans Tabous par Pascal Pique

Totems sans tabous
par Pascal PIQUE

En dix ans, les habitants du village de FIAC se sont inventé une nouvelle coutume avec + si affinité et un nouveau totem avec l’art contemporain. Soit, un rendez-vous impromptu avec la création contemporaine chez l’habitant, où les artistes, les familles et le public pratiquent trois jours durant, à la période du solstice d’été, un cérémonial unique en son genre. Cette pratique consiste à réinventer à chaque fois une autre façon de créer, une autre manière de donner et de recevoir, tout en renouvelant le rituel de partage de l’exposition.

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En dix ans, de multiples expériences ont pu êtres ainsi tentées. Elles ont aussi bien touché à l’espace physique et social qu’à l’intime, l’imaginaire, voire le magique. En particulier avec les deux dernières éditions intitulées Trans-rituels qui ont largement fait appel à des cultures et à des concepts non-occidentaux.
Pour cette dixième édition, le désir est de tirer une sorte de quintessence de ces approches tout en projetant leur potentiel dans l’avenir. À travers ce titre, le mot « totem » fait référence à la nécessité très actuelle de rétablir des continuités entre l’humain et son environnement, qu’il soit naturel, social, ou spirituel. Tel qu’il a été envisagé par l’ethnopsychanalyse, le totémisme a longtemps été marqué par une vision « occidentalo-centriste » stigmatisant la rupture entre l’homme moderne et les populations dites « sauvages » ou « primitives ». Ce qui a aussi permis, de Freud à Lévi-Strauss, de jeter les bases d’une nouvelle approche des organisations humaines en reconsidérant les passerelles entre espace physique et espace psychique. Reconsidérer le totémisme aujourd’hui, engage autant à revoir nos processus d’identifications avec notre entourage naturel ou social, qu’avec nos modes de productions de bien matériels et culturels.
Cette démarche croise nombre de tabous auxquels la civilisation occidentale se doit de faire face. Le phénomène du tabou, souvent associé à celui du totémisme, renvoie à l’interdit, au silence, et bien souvent à l’évitement. Les processus de « détabouisation » peuvent être considérés comme des facteurs d’émancipation, des passages obligés pour effectuer des sauts ou passer des caps. En même temps, les tabous peuvent être vus comme des garants de stabilité, d’harmonie et de cohésion interne, tant au niveau individuel, que familial ou social.
Que faire en effet de nos tabous, qu’ils soient personnels, intimes, ou bien collectifs et mondialisés ? Que faire aussi de ces totems modernes, actuellement en crise, comme l’argent roi et le profit individuel, les déferlantes d’images standardisées, ou la surmédiatisation ? Ne faut-il pas dépasser certains tabous pour inventer d’autres totems ? Telles sont les questions et les paradoxes qui soustendent cette dixième édition de Fiac, en misant sur les énergies croisées des artistes des familles et du public en vue de projeter une autre socio cosmogonie. Ceci, sans oublier que le totémisme peut aussi être un système d’aide et de protection mutuelle, une méthode permettant aux membres d’une même collectivité de reconstruire ensemble une autre vision du monde.

Freud et Lévi-Strauss en invités d’honneur

Replacer Fiac et l’art contemporain dans la double perspective de Freud et de Lévi-Strauss, ces deux figures tutélaires de la pensée moderne, peut sembler anachronique et dépassé. Qui plus est, quand le titre « Totem sans tabous », renvoie effectivement au face à face largement débattu de leurs approches respectives à travers leurs deux ouvrages « Totem et tabou » (1913) et « Le totémisme aujourd’hui » (1962). Lévi-Strauss a démontré les limites et les incohérences de Freud, en critiquant son réductionnisme des concepts de totémisme et de tabou, et sa théorie de l’origine de la culture, qui renvoient exclusivement au meurtre du père, à l‘interdit sexuel et au complexe d’Oedipe. L’anthropologue ayant précisé que : « Le totémisme est d’abord la projection hors de notre univers, et comme par un exorcisme, d’attitude mentales incompatibles avec l’exigence d’une discontinuité entre l’homme et la nature, que la pensée chrétienne tenait pour essentielle ».
En d’autres termes, il dénonce l’universalisme blanc, occidental, teinté de colonialisme racial qui a soustendu, à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, le recours orienté aux civilisations dites « primitives ».
Précisons cependant, que sans accuser Freud directement de ces travers, Lévi-Strauss n’a pas manqué de saluer et de valider le tronc commun de leur entreprise qui a consisté à éclaircir la question de l’apparition et de la structure de la culture humaine d’un point de vue « mentaliste ». D’où leur présence à Fiac. Tous deux ont en effet laissé une sorte de boîte à concepts, de même qu’une certaine poétique, qu’il peut être intéressant de reprendre, voire de mettre à l’épreuve. Ceci, sans vouloir réduire la magie de Fiac à la psychanalyse ni à l’anthropologie structurale. D’ailleurs, l’aventure de Fiac semble bien faire mentir et invalider certaines positions de Lévi-Strauss dont celle-ci : « Si les institutions et les coutumes tiraient leur vitalité d’être continuellement rafraîchies et revigorées par des sentiments individuels, pareils à ceux où se trouverait leur première origine, elles devraient receler une richesse affective toujours jaillissante, qui serait leur contenu positif. On sait qu’il n’en est rien, et que la fidélité qu’on leur témoigne résulte, le plus souvent, d’une attitude conventionnelle ». Mentir, dans le sens où, justement, c’est une nouvelle coutume de cohésion sociale qui est ici revitalisée par la création contemporaine et la participation inventive des individus.
Mais cela allait-il se vérifier et se préciser pour le dixième anniversaire sous le titre assez audacieux, convenons-en, de « Totem sans tabous » ? Tout en évitant le piège du totémisme dénoncé par Lévi-Strauss quand il démontre que la réalité historique de ce concept « se réduit à une illusion particulière de certains modes de réflexion ». Rappelons enfin que Claude Lévi-Strauss a quitté ce monde dans lequel il se sentait si mal à l’aise le 31 octobre 2009. Juste après cette dixième édition de Fiac, qui en quelque sorte, lui rendait une forme d’hommage pour son centième anniversaire. Dommage qu’il n’ait pu assister à ce curieux rituel qui peut-être, aurait pu le réconcilier avec l’esprit de certains de ses contemporains.

Revisiter nos interdits

Les tabous et les interdits sont revenus à la mode. Une littérature féconde et une audience médiatique croissante leurs sont consacrées. Aux trois tabous fondamentaux que seraient le cannibalisme, l’inceste et le meurtre viennent se conglomérer toute une cohorte de nouveaux interdits ou non-dits. La liste est longue, mais citons maladie et la mort, la sexualité et le désir, la collaboration, la guerre d’Algérie, l’argent et la mendicité, la critique de la religion, le politiquement correct etc.
Dans leur structuration ou leurs contenus mêmes, on les considère souvent comme nos meilleurs ennemis.
Par exemple, dans son ouvrage récent, consacré aux tabous et aux interdits Patrick Banon déclare sans ambages à la jeunesse : « Un monde sans tabous serait un monde inhumain ; cependant, il faut en connaître les origines et les significations. Tous les véritables tabous ont un dénominateur commun, celui de protéger le faible contre le fort et de permettre une vie sociale apaisée. N’utilisons donc pas le mot tabou à tort et à travers. Nombre d’interdits prétendent accéder à la dimension d’un tabou. Mais si un interdit encourage l’inégalité entreles hommes et les femmes, caresse le rêve de la supériorité d’un peuple sur un autre ou, pire encore, croit pouvoir décider qui peut vivre ou doit mourir, alors cet interdit est factice. Car les tabous n’ont pour objectif que de tisser un lien entre les hommes, et une frontière entre humains et animaux. […Ils] font partie de l’idée même d’humanité. Ne les regardons pas comme des rites venus d’un autre âge, mais bien comme des aide-mémoire destinés ànous rappeler que nous sommes, avant tout, des êtres humains embarqués sur la même arche de Noé. »
Pourquoi pas ? Dont acte, mais d’autres voix s’élèvent aussi. Comme celle de Florence Samson en introduction de son essai « Tabous et interdits, gangrène de nos sociétés » : « Ainsi bon nombre de points sont tabous au sein de notre société qui se targue de vouloir vivre sans tabous alors qu’elle les fabrique elle-même au gré des époques. En effet, les tabous évoluent en fonction du temps. N’emploie-t-on pas l’expression « autres temps, autres moeurs » ? Celle-ci, à elle seule, résume bien les changements de comportement humain face à l’interdit, notamment envers les tabous féminins. Parfois même, le passé ou les événements de l’actualité contribuent à cette prohibition. Or la France est un pays où les interdits sont une réalité, une gangrène de notre société. » Ces remarques et la démarche de cet auteur nous semblent plus propices à une réflexion responsable (et citoyenne ?) dont l’enjeu est de comprendre comment un tabou peut être créé, ce qu’il recouvre dans un contexte culturel donné, ainsi que ce qui peut être fait pour l’éradiquer. C’est à cette perspective que renvoie le « sans tabous » du générique de Fiac 2009. Un générique qui recouvre aussi un questionnement assez crucial l’art contemporain, alors que les limites de ce qu’il peut montrer ou aborder aujourd’hui, semblent reculer de plus en plus. Poser cette question à Fiac, particulièrement à l’occasion des dix ans, peut apparaître comme assez risqué, dans la mesure où l’on ne se trouve pas ici dans le cadre protecteur du centre d’art, du musée ou de la galerie. En comparaison, Fiac représente un contexte plus ouvert et éventuellement plus sensible, pas forcément propice au développement des fameuses dimensions transgressives ou provocatrices qui stigmatisent souvent la création contemporaine. Si ces dimensions font effectivement partie du rituel de l’art, et a fortiori de « Totem sans tabous », que recouvrent-elles en particulier ? Comment allaient-elles s’exprimer et qu’allaient-elles dire de cette situation très spécifique, ou plus globalement, sur les rapports qu’entretiennent l’art, la collectivité et l’individu ? Loin d’une débauche d’anathèmes ou de blasphèmes, les réponses allaient être à la fois, précises, contrastées, sensibles et délicates, sans forcément rentrer dans le cadre de ce qui est normalement convenu ou convenable.
Peut-être que les questions liées au tabou, à l’interdit et à l’art en cachent d’autres plus subtiles et plus profondes ?
Comme si le débat était ailleurs et à revisiter.

Quand les morts se vengent des vivants

La mort reste l’un des principaux sujets tabous de nos sociétés occidentales modernes. Un sujet qu’il est difficile d’aborder et de surmonter pour soi comme pour les autres. Depuis longtemps, la mort ne fait plus partie de la vie, et ce n’est pas qu’un euphémisme. Pourtant, penser la mort, participe d’un art de vivre partagé par nombre de philosophies et de cultures à travers le monde et le temps. Toutefois, la mort est diabolisée, reléguée, déléguée, différée, anxiogène, inacceptable et finalement oubliée. Mais ce tabou n’en cache-t-il pas un autre ?
Notamment celui de la vie après la mort, de la survivance et de l’acceptation du départ des défunts ? Bien que refoulé par la plupart des cultures monothéistes, ce sujet reste sous-jacent et bien présent. En témoignent les multiples « exorcismes » à travers la littérature ou le cinéma fantastique, voire plus récemment le « revival » des tendances gothiques ou des pratiques liées à l’ésotérisme et l’occultisme. Ces phénomènes sont peut-être à considérer comme autant de réminiscences du culte des ancêtres ou des esprits, largement éradiqués dans l’occident chrétien, mais restent toujours vivaces dans certaines cultures dites premières, avec leurs rituels d’invocations et de gestes réparateurs destinés à libérer les morts comme les vivants.
Deux artistes au moins ont oeuvré dans ce sens. À l’entrée du village, le chorégraphe François Chaignaud, a mis en scène sous la forme d’une installation et d’une performance vocale, cette dimension, en allant retrouver derrière les murs de l’appartement de Naomi Burlet, le contact avec toute une population de disparus : « les milliers de cadavres qui trépignent derrière nos cloisons ». Nos lieux de vie, nos imaginaires comme nos histoires personnelles, ne sont-ils pas, en effet, constitués des strates successives de ces vécus oblitérés ? Cette curieuse sensation enfouie au plus profond de nous, était réveillée par le chant lancinant de François Chaignaud, logé dans une sorte d’échauguette, sous les traits d’une apparition angélique, en vocalisant ces paroles du chansonnier Jean Tranchant.
Pourquoi sèmerions-nous du blé
Que les canons viendront couler
Lorsque le sang devient engrais
Il ne pousse que des cyprès
Et Rantanplan
Et Rantanplan
Les morts se vengent des vivants
À l’extérieur du village, chez Maïté et Jean-Pierre Huc, la double proposition de Sophie Dubosc faisait curieusement écho à cette introduction initiatique. Ses deux interventions sur le mur-pignon d’une ancienne grange et dans les auges d’une porcherie moderne à l’abandon, ont elles aussi réveillé certains esprits. L’artiste a elle-même, envisagé ses oeuvres sous l’angle de gestes libérateurs et réparateurs. Avec « Les emmurées », le premier a consisté à disposer dans les trous de boulin de la façade de la grange, des extensions de filasse de chanvre faisant penser à des chevelures féminines, dont les têtes et les corps seraient restés prisonniers de la muraille. Agitées par la brise, ces chevelures donnaient une curieuse sensation de vie et de trépas entremêlés. Pour ne pas dire d’outre monde. Dans la porcherie, l’artiste a simultanément ouvert les barrières et servi une sorte de dernier repas perpétuel aux animaux absents. Le travail de Sophie Dubosc, reconnu et apprécié pour ses accents surréalisants, prenait ici une dimension assez troublante. Métaphoriquement et concrètement, François Chaignaud et Sophie Dubosc ont ainsi magnifiquement introduit et incarné l’une des dimensions envisagée par « Totem sans tabous » et que le chorégraphe exprime ainsi : « nous avons essayé un art de mort-vivant qui aurait la permanence de ce qui est défunt ». En allant extirper ce qu’il y avait derrière les murs, ils ont engagé le visiteur à aller chercher et revitaliser au plus profond de lui-même ce qui ressort de l’oubli et du refoulement.

Secrets de famille

L’une des particularités de Fiac tient au fait que les artistes interviennent pour la plupart dans le contexte de l’intimité psychique et physique du cadre familial. Quelle famille n’a pas ses secrets ? Bien souvent la famille est le lieu du non-dit, entretenu à travers les générations. Petits ou grands, secrets et non-dits sont pourtant susceptibles d’occasionner de lourds conflits familiaux ou individuels. Or on le sait bien, en famille comme en société, toute vérité n’est pas bonne à dire. Mais les secrets sont difficiles à garder. Malgré le silence, ils ont une fâcheuse tendance à sourdre et à transpirer des comportements et la plupart du temps, d’une manière ou d’une autre, à éclater au grand jour.
Le secret est contagieux et il peut transmettre la souffrance en héritage. Pour autant, briser la loi du silence et révéler un secret ne permet pas forcément d’en guérir. Qui plus est quand il s’agit de secrets dits « nocifs » ou « toxiques » qui nécessitent un long processus de prise de conscience, assorti d’un exercice subtil de la parole et de la communication.
Comment les artistes allaient-ils réagir à cette complexe alchimie familiale du secret et du non-dit dans le cadre de « Totem sans tabous » ? Trois d’entre eux, Virginie Barré, Valérie Ruiz et Myriam Méchita associée à Chloé Mons, ont vécu cette aventure sans pour autant trahir les situations et les hôtes qui les recevaient.
Bien au contraire. Virginie Barré a rencontré Monique, nouvellement installée dans un petit chalet en bordure du golf de Fiac, après qu’elle ait dû quitter sa maison dans le village. Monique lui a conté son histoire, « presque un secret », et lui a prêté son modeste logis. En réponse, l’artiste lui a offert une effigie d’enfant flottant et virevoltant dans les airs au-dessus du toit de la maisonnette. L’enfant semble grimper au ciel, il remonte le fil d’un lien concret et symbolique qui relie le toit du chalet à un grand ballon gonflé à l’hélium. Virginie Barré lui a aussi dédié une chanson, la « Berceuse » de Françoise Hardy où il est question de sommeil, de rêve, de bonheur, d’amour, d’apaisement et d’enchantement. D’un monde où les contes de fée peuvent devenir réalité et où la vie reprend son cours. Nous n’en saurons pas plus. Le mystère demeure, mais gageons que le non-dit, sans doute lié à une souffrance, aura trouvé ici une forme de résolution. C’est ce que laissait supposer en tout cas la relation complice, teintée d’affection qu’ont laissé entrevoir l’artiste et son hôtesse. Un secret a sans doute été partagé.
La proposition de Valérie Ruiz avait pour cadre une famille venant de s’installer dans l’une de ces nouvelles maisons de constructeurs qui surgissent çà et là dans le paysage autour de Fiac. Là aussi, il a été question d’une effigie d’enfant qui est apparue dans la chambre à coucher parentale. L’artiste a conçu un couvre lit au motif des sucreries de noël représentant un nouveau-né dans les langes. Une sorte de jésus « sans la vierge » que l’on pouvait déguster à l’entrée de la maison. Autour du lit, elle a aussi organisé un dispositif associant une vidéo, un vase et un plateau proposant des offrandes de pétales de roses rappelant formellement l’image de la matrice génitale maternelle. Malgré les silences et les non-dits, l’artiste semble avoir tiré parti de la situation au profit de son propre secret. Celui de son énergie créatrice qui s’est ressourcée ici au contact d’une famille.
Comme si elle avait invité chez eux, sa famille d’accueil à partager ce mystère.
C’est aussi dans une chambre à coucher que sont intervenues l’artiste Myriam Méchita et la chanteuse et comédienne Chloé Mons. Dans cette chambre, l’artiste a disposé un ensemble d’objets sur le lit, des crânes translucides, des cristaux en larmes de quartz et des chaînes. Le tout évoquant une sorte de carte du Tendre représentant le territoire de l’amour et la quête de l’autre.
Le spectateur ne pouvait accéder à cet espace, mais assistait par la fenêtre à une performance quand Chloé Mons venait interpréter la « Lettre à l’inconnu », conçue pour l’occasion. Dans un temps et un espace suspendus, le texte et l’installation semblaient invoquer l’abandon à un amour absolu et universel. Dans cette sorte de vertige désorienté, comment ne pas penser à une histoire de famille, celle de Chloé, qui quelques semaines plus tôt venait de perdre son conjoint Alain Bashung. Ce qui n’était un secret pour personne. Juste un non-dit, dans le texte, au service d’un véritable moment de grâce.

La sacré en question

Comment ne pas aborder la question du sacré à l’occasion de « Totem sans tabous ». Ces deux concepts y sont intimement liés. Mais quelle réalité recouvre t-elle au-delà de ses acceptions religieuses ?
Dans les civilisations dites « primitives », le totem est sacré car il identifie une espèce naturelle à une ancêtre mythique. Fondement de l’institution du groupe, il est craint et respecté comme exigence d’organisation sociale. D’un point de vue psychologique, les totems sont aussi des liens vers notre univers intérieur, de même que les reflets de notre personnalité à un moment donné.
Ils sont comme un miroir montrant nos qualités et nos défauts, montrant pourquoi nous sommes ce que nous sommes, et ce dont nous avons besoin pour progresser.
Les totems nous révèlent donc notre potentiel profond.
Ils nous aident à l’éveiller et à l’exprimer, pour nous mêmes comme pour les autres.
Le concept de tabou (issu de la culture polynésienne) est synonyme de la dimension sacrée. Dans la littérature ethnologique, il désigne une prohibition dont la transgression entraîne un châtiment surnaturel. On peut dire qu’il s’agit d’une forme négative du sacré s’appliquant à toutes les interdictions, d’ordre magique, religieux ou rituel, quels que soient le peuple ou la culture qui formule l’interdit.
Qu’en est-il du sacré aujourd’hui, a fortiori quand il est question d’art contemporain, alors que tout un pan de son histoire récente a milité pour une désacralisation de sa pratique et de sa réception ? Dans l’art contemporain, le sacré est devenu une sorte de tabou. Dès lors comment les artistes allaient négocier cette invitation paradoxale à Fiac ?
Pour Marie Maquina, originaire d’Amérique Latine, la question ne pose pas problème. La dimension sacrée fonde sa culture originelle dans laquelle des formes primitives cohabitent avec des formes religieuses occidentales. Ce syncrétisme toléré par l’église catholique après de multiples tentatives d’éradication a permis de sauvegarder tout un pan de la culture humaine.
L’espace où elle est intervenue à Fiac lui a justement rappelé les maisons rurales et les « chapelles » où cohabitent différentes formes cultuelles. C’est ce qu’elle a évoqué en concevant une installation utilisant les motifs du chapelet et de la fleur d’arum. L’utilisation combinée de la cire, de la croix, et de crânes, revendiquant sans détours et sans tabou les dimensions du mystère et de l’étrange. C’est dans l’exubérance et l’outrance chargée d’ironie que Cédric Tanguy reprend les codes et la rhétorique de la religion catholique. S’identifiant à un pieu Saint, il va jusqu’à confesser le pêché d’hérésie et de sacrilège.
Il est vrai que les trois photomontages réalisés sur place détournent les canons de l’imagerie religieuse de la descente de croix, de la décapitation ou du pêché originel à travers son interprétation d’Adam et Eve croquant la pomme. Le tout sur fond de ciel tourmenté en noir et blanc. Tel un supplice, l’invitation à participer à « Totem sans tabous » l’aurait contraint à « transgresser l’interdit, l’intangible et l’irrévocable ». Au-delà de ces stigmatisations et de ces récriminations de bon aloi, Cédric Tanguy fait indéniablement partie de ces artistes qui renouvellent l’imagerie contemporaine en exacerbant ses fondements et leurs interdits. Un peu à la manière des peintres baroques pour qui les églises et le credo biblique ont été des prétextes à un renouveau de l’art de leur époque. Bruno Peinado lui aussi a joué avec l’ordre du sacré mais sur un registre différent. Son intervention s’est organisée sous la forme d’un diptyque de sculptures assez iconoclaste en renvoyant à deux figures majeures et sacralisées de l’histoire de l’art. D’abord en référence à Marcel Duchamp avec « Etang Donné » et la réalisation d’un jet d’eau sur le plan d’eau d’une maison à l’architecture contemporaine. Ensuite avec la reconstitution du complexe de mégalithes de Stonehenge à l’aide de balles de foin. Ces deux interventions monumentales ont décrit une parenthèse spatiale, temporelle et poétique à l’intérieur de laquelle l’artiste a proposé un télescopage détonnant. Adepte de la diversité culturelle et coutumier des mixages entre domaines sacrés et domaines profanes de l’art, il a ainsi incarné l’une des grandes forces de la création contemporaine. Pour ne pas dire l’une de ses figures totémiques.

Nourriture, désir et cannibalisme

Chez Freud, la trilogie taboue inceste/meurtre/cannibalisme, à l’origine du passage de l’état de nature à celui de culture, est associée au repas totémique. Ce repas garderait la marque de notre différenciation de l’état « animal » ou primitif.
Le repas totémique correspondrait au moment terminal de la geste Oedipienne. Non content d’avoir tué le père pour briser son monopole de reproduction, le groupe le dévore lors d’un banquet rituel collectif. Pris de remords après une prise de conscience du caractère doublement sacrilège de leur acte, à la fois meurtrier et cannibal, les fils auraient élevé un totem à la figure du père. Le sacrifice rituel d’animaux et le repas correspondant, se seraient par la suite substitués à cet épisode, tout en assurant la cohésion du groupe autour du culte de la mémoire de cette triple prohibition. Bien que cette vision de l’origine de la civilisation ait été largement critiquée comme étant obsolète, on peut en trouver de lointains échos dans « Totem sans tabous ».
Le duo des jeunes artistes Butz & Fouque, récemment apparues sur la scène de l’art avec leur images sucrées empreintes d’érotisme, s’est en quelque sorte offert en sacrifice aux visiteurs de Fiac. Dans l’ancienne épiceries du village, elles ont choisi d’exposer une série d’images spécialement conçues pour l’occasion, où leurs corps recouverts de bonbons et autres friandises sont symboliquement proposés à la vente et visuellement offerts à la consommation. Ce « lèche vitrine », cette invitation à « manger » et à « choisir » sont envisagées par les artistes comme une évocation de la transgression du tabou du désir. Sauf que ce désir peut se transformer en répulsion face au caractère étrange de ces figures humaines, transformées en sortes de chimères acidulées.
Une autre repas totémique a été proposé, bien réel cette fois, avec le projet de Sabine Anne Deshais, pour la soirée d’inauguration de « Totem sans tabous ». L’artiste a pris en charge la conception et l’organisation du rituel du repas du vernissage. Intitulée latitude 44° cette proposition s’articule sur la horde, le campement, le repas, le festin et l’exotisme. Elle repose sur une implication du corps dans l’acte de se nourrir puisque les convives installés à table sous des tentes, n’ont ni couverts, ni assiettes. Disposés au centre des tables les mets sont à consommer avec les doigts dans un rapport direct à la nourriture. Les restes et les reliefs de ce moment seront laissés visible quelques temps sous forme d’installation.
Ici, l’artiste a proposé aux convives de jouer avec la jouissance de la pulsion du désir qui a été mise en scène et vécue en aparté des conventions sociales et culinaires.
Mais laissons les derniers mots à Freud et à Lévi-Strauss.
Pour Freud le repas totémique atteste que « La société repose désormais sur un crime commis en commun; la religion, sur le sentiment de culpabilité; la morale sur les nécessités de cette société d’une part et sur le besoin d’expiation engendré par le sentiment de culpabilité d’autre part ». Pour Lévi-Strauss, il est essentiellement « L’expression d’un désir de désordre ou plutôt de contrordre ». Mais n’oublions pas que les non-dits restent les maîtres silencieux de nos destins. À moins qu’à Fiac l’interdit qui pèse sur leurs mystères et leurs secrets, ait été en partie levé grâce à « Totem sans tabous ».

Pascal Pique

Elsa Mazeau – Fantasmagoria – + si affinité 2010

Elsa Mazeau

Viterbe  2010  –  + si affinité  Fantasmagoria

Un événement de l’AFIAC

Commissaire d’exposition : Pascal Pique

Directeur artistique : Patrick Tarres

L’artiste était reçu chez la famille Laignel.

Elsa Mazeau + si affinité 2010 Lotissement

Lotissement.

Installation photographique et sonore.
Lotissement oppose un ancien monde
(rural) à l’actuel (« néorural »).
Ici, le décalage des situations correspond aussi à une distinction entre ceux qui les vivent.
D’une part, les anciens agriculteurs qui articulent verbalement la raison d’une époque, leur avis, en se souvenant de l’ancien temps.
D’autre part, le portrait en creux (par l’habitat) des nouveaux arrivants.
Elsa Mazeau réalise une extension virtuelle d’un lotissement à même un champ de blé. Elle accentue encore, si besoin était, l’inversion progressive d’un rapport : dans les zones périurbaines (comme ici aux confins de l’agglomération toulousaine) les blés se sont faits rares et les maisons pullulent, toutes pareilles.
Des éléments rapportés (par l’image) des bâtisses standardisées de la ruée pavillonnaire en rajoutent une couche à même des châssis en forme de tente. Où réside l’authentique ? En quoi réside le factice ? Au-delà de sa dichotomie apparente, le projet Lotissement n’érige pourtant pas un monument à la raison paysanne, il souligne d’abord le changement sans se risquer à quelque conclusion que ce soit quant aux identités.»
Extrait de « Avis de situations »
de Cédric Schönwald, in Elsa Mazeau,
La langue géographique, Paris,
juin 2011, Éditions Liénart.

Elsa Mazeau + si affinité 2010 Lotissement

Elsa Mazeau + si affinité 2010 Lotissement fiac

Elsa Mazeau + si affinité 2010 Lotissement fiac

Isabelle Lévénez et Catherine Helmer – Fantasmagoria – + si affinité 2010

Isabelle Lévénez et Catherine Helmer

Viterbe  2010  –  + si affinité  Fantasmagoria

Un événement de l’AFIAC

Commissaire d’exposition : Pascal Pique

Directeur artistique : Patrick Tarres

L’artiste était reçu chez Sandrine Dominin.

Catherine Helmer Isabelle Lévénez + si affinité 2010

« Regards croisés »

Diptyque vidéo réalisé par
Isabelle Lévénez et Catherine Helmer

Invitation

Lorsque l’on nous a proposé de
réaliser une oeuvre in situ, nous
n’avions aucune idée du projet avant
d’arriver sur place.
Nous avons en commun de laisser
les éléments se mettre en oeuvre
d’eux-mêmes.
Rencontre

Ce qui nous intéressait ce fut l’idée de la rencontre. La rencontre avec
un lieu. Avec son histoire.
Avec ses habitants.
La rencontre avec tout ce qu’elle
évoque de déterminé et de hasard.
Puis, comment nos deux personnalités
artistiques allaient se rencontrer
pour produire des images.
Une petite fille du village est venue
spontanément vers nous.
Une complicité s’est naturellement
installée.
Sa présence était totalement inscrite
dans le réel et en même temps
elle évoquait une apparition.
Elle fut notre guide.

Quête de l’image

Nos deux regards se sont confrontés à l’extérieur, dans la ville,
face à notre errance.
Caméra à la main, un récit s’est
déployé dans l’entre-deux de la fiction
à la réalité.
Lieux
Une cour d’école désertée,
une piscine abandonnée, un champ
à perte de vue.
L’isolement de ces lieux renvoyait
à la trace mélancolique d’une
absence.
Restaurer le lieu
Réveiller les sons, chercher
entre l’image une présence,
suspendre un geste, infiltrer les lieux,
les réanimer, les revisiter.

Ce qui reste

L’espace d’exposition : un territoire
chargé et bruyant, contrastant
avec nos images en «suspension».
Une rencontre.
Face à cette épaisseur sonore et
visuelle nous avons dû faire écran
en proposant notre propre espace
et notre temps.
Un grand merci à Pascal Pique
pour son invitation, à toute l’équipe
de FIAC pour leur accompagnement,
à Sandrine pour son accueil
chaleureux et à Eva pour ce qu’elle
est et ce qu’elle nous a donné.

Isabelle Lévénez et Catherine Helmer

Catherine Helmer Isabelle Lévénez + si affinité 2010

Catherine Helmer Isabelle Lévénez + si affinité 2010

Catherine Helmer Isabelle Lévénez + si affinité 2010

Catherine Helmer Isabelle Lévénez + si affinité 2010

Isabelle Lévénez et Catherine Helmer + si affinité 2010 fiac

Isabelle Lévénez et Catherine Helmer + si affinité 2010 fiac

 

Nicolas Daubanes – Fantasmagoria – + si affinité 2010

Nicolas Daubanes

Viterbe  2010  –  + si affinité  Fantasmagoria

Un événement de l’AFIAC

Commissaire d’exposition : Pascal Pique

Directeur artistique : Patrick Tarres

L’artiste était reçu chez la famille Monique Pascal.

Nicolas Daubanes + si affinité 2010 de Fiac à Viterbe

Le projet « Naître plus que poussière »
est la réalisation de la « mue » de la
chambre d’une habitation.
La réalisation de cette « mue » permet,
dans un premier temps, le prélèvement
des poussières demeurées à
l’intérieur de l’habitation. Je précise
que 90% des débris qui reposent dans
un habitat proviennent des occupants
eux-mêmes (cheveux, peaux mortes…
etc). Ainsi, lorsque je parle de « mue »,
je convoque aussi, par conséquent,
la mémoire des corps. J’emploie un
matériau qui, une fois retiré, prend
l’apparence d’une peau morte, une
squame. Celui-ci est un bi-composant
silicone principalement utilisé pour le
nettoyage des murs des bâtiments
historiques.
Ce produit, liquide dans
un premier temps, s’applique sur les
murs d’un édifice, puis suite au séchage,
la membrane formée est retirée
telle une peau ; celle-ci capture tous
les dépôts et particules «meubles» du
support initial. Cette opération permet
la rénovation d’un lieu sans l’endommager
en profondeur. La souplesse
de cette peau contredit, en somme, la
rigidité des murs sur lesquels elle a été
apposée, pour évoquer le sentiment
du souvenir d’un lieu, à l’appui des
déformations imputables aux effets du
retrait. Il s’agit bel et bien de réaliser
ainsi une peau morte, l’empreinte
d’une partie de l’intérieur d’une maison
contenant les restes et poussières
de ses anciens occupants. De surcroît,
ce produit ayant la particularité de
capter la moindre aspérité d’une
surface, les gravures et cicatrices des
murs, les stigmates et griffures, sont
rendues perceptibles. C’est aussi une
tentative pour intercepter un moment
de la vie d’un lieu, d’en effectuer
l’« impression », imprégner ce présent
de la membrane des traces constitutives
du passé de sa matrice.
Le produit doit être appliqué en fine
couche et en une seule fois. Lorsque
je le disjoins de son support, il risque
de se déchirer. J’assume totalement
cette conséquence dans la présentation
du travail puisque la mémoire,
les souvenirs, sont eux-mêmes sujets
à la fragmentation, au morcellement.
Théoriquement, ce composé chimique
à base de silicone se conserve
plusieurs centaines d’années, donc
l’empreinte du lieu est censée survivre
à ce dernier.
Au gré de cette mue produite au
semblant d’un tégument dont on
se défait, ce travail traite de la transformation
; une ouverture sur la vie
future, un nettoyage du passé, tout
en l’incorporant soigneusement.
J’ai travaillé chez Monique qui réside
à l’année dans un chalet dont la vocation
première était d’être une location
de vacances.
A la bordure d’un golf, la précarité
de ces habitations et de ceux qui
les occupent tranche avec l’apparente
aisance sociale des habitués du
terrain.
Cette situation de « frottement »
a motivé l’installation des « peaux »
sur le terrain de sport, un « magnifique
jardin interdit » pour Monique…
Ces « mues » semblent s’inscrire
dans la nature à l’instar de celles
des serpents, découvertes au pied
des arbres ou sur la pelouse…
Nicolas Daubanes

Nicolas Daubanes + si affinité 2010 fiac

Nicolas Daubanes + si affinité 2010 fiac

Nicolas Daubanes + si affinité 2010 fiac

Nicolas Daubanes + si affinité 2010 fiac

Nicolas Daubanes + si affinité 2010 fiac

Mohamed El Baz – Fantasmagoria – + si affinité 2010

Mohamed El Baz

Viterbe  2010  –  + si affinité  Fantasmagoria

Un événement de l’AFIAC

Commissaire d’exposition : Pascal Pique

Directeur artistique : Patrick Tarres

L’artiste était reçu chez la famille Bardou

Mohamed El Baz + si affinité 2010 Fiac

C’est une chanson qui nous
ressemble… ça passe mon coeur
peu à peu oubliera… si tu crois
un jour que tu m’aimes… rien n’est
jamais acquis à l’homme… le temps
d’apprendre à vivre… laissez-moi
danser, laissez-moi… le vent nous
portera… je suis venu te dire que
je m’en vais… ne me quitte pas…
emmenez-moi, emmenez-moi…
Je suis arrivé de Casablanca une fin
de semaine, je crois…
Alain Berthon m’attendait à l’aéroport
et nous sommes partis vers Fiac…
Je me rappelle de la radio, du jazz
et on a parlé de Marciac, de Toulouse,
des environs… Fiac devenait plus
précis dans ma petite géographie…
Vite, je demande à Alain des infos
sur les gens, tous les gens…
J’étais sûr d’avoir reçu un livre de
Patrick Tarres en échange d’un
des miens… Je demande
des nouvelles de Pascal Pique…
Finalement, vient la question qui
m’habite depuis une semaine
presque… Je vais chez qui ? un peu
gêné, je demande… Vous pouvez me
parler de ma famille, de ma famille
d’accueil… Des musiciens, me dit
Alain… Et sur la route, il me raconte
un peu les Bardou…
A ce moment, je repense aux
fameuses chansons… cela fait
des années que je veux faire un travail
à partir de chansons populaires,
comme on dit, de celles qui rythment
une existence… Autant les grandes
que celles qu’on ne cherche pas
et qu’on entend à un moment ou un
autre, juste autour de nous…
J’étais venu avec la manifestation
comme projet, maintenant je savais
que nous allions aussi chanter…Ensuite tout est allé très vite…
autour de la table, nous avons
mangé, nous avons parlé,
nous avons chanté…
Au fur et à mesure, la clairière
s’est remplie de mots, de bâtons,
de panneaux, de chansons.

Mohamed El Baz

Mohamed El Baz + si affinitité 2010 fiac

Il y a quelque chose dans l’air, suspendu. On l’entend dans la clairière. Des airs connus, des refrains. Cheminer vers la musique des mots. Vous connaissez la chanson ? C’est qui qui chante ça ? Rester aux abords ou entrer dans le cercle. Écouter, voir les mots s’afficher en forêt. Espace intime, espace ouvert au ciel. Échappés du cercle de famille, des airs de famille. Mots bas, mots forts, comme une ondulation, une mélodie en canopée. Des rondes de mots qui nous accrochent les uns aux autres. Lire les mots un à un ou côte à côte, se balader dans les mots dressés, affichés, à contourner, incontournables. Les enfants jouent à cache-cache, trouver les mots, les effleurer du regard. Des mots droits dans les yeux, des gros mots, des mots doux, des airs dans la tête. Cachés, protégés, de tout temps répétés, proches ou lointains ils attirent, ils aimantent ou répulsent. Désir de savoir, de comprendre. Choisir de parler ou se taire.
Être happé, accroché ou indifférent, comme une rencontre qui marche ou ne marche pas. Voix nues, présences sensibles de ceux qui habitent ici, de l’artiste qui passe et d’autre chose ; il y a des voix dans la clairière, des arbres vivants et morts, des mots et des musiques plantés en terre et vibrants dans l’air, qui nous rassemblent, nous ressemblent de mémoire. Un legs, un don dont on ne connaît pas l’origine.
Entrer et sortir, approcher le son, toucher les mots et s’en éloigner. Repartir, les laisser là, comme une survivance, une permanence. Y revenir, comme un air en tête.
Monique Gatti et Mathilde Bardou

Céline Cléron – Fantasmagoria – + si affinité 2010

Céline Cléron

Viterbe  2010  –  + si affinité  Fantasmagoria

Un événement de l’AFIAC

Commissaire d’exposition : Pascal Pique

Directeur artistique : Patrick Tarres

L’artiste était reçu chez la famille Bernardi.

Nature Permanente Céline Cléron + si affinité 2010 fiac

Pascale Robert et René Bernardi
m’ont accueillie chez eux à Viterbe.
Après avoir observé longuement
les lieux, j’ai porté plus particulièrement
mon attention sur une portion
de paysage environnant leur
maison : un sous-bois
abritant en son centre
un gigantesque saule pleureur.
La contemplation de cet arbre a fait
émerger un espace plus fantasmagorique
provoqué par un souvenir
s’étant lui-même infiltré dans
ce paysage.
Ainsi, Nature permanente, résulte
d’un croisement, d’un télescopage
entre la « chevelure » du saule
et le souvenir un peu plus personnel
de ma grand-mère se pliant au rituel
de la mise en plis.

De gigantesques bigoudis furent ainsi
conçus à l’échelle de l’arbre.
Je me suis amusée à mêler différents
champs symboliques, en croisant
l’archétype de l’anti-séduction
féminine -le bigoudi- et l’image
romantique et ornemental du saule
pleureur décrit dans la littérature
comme l’arbre de la mélancolie et
du souvenir nostalgique.
De la même manière, dans Quadrille,
le fabuleux naît du prosaïque, les deux ânes
et les trois chevaux de la famille
se voient anoblis de plumeaux
de quelque garde royale ou autre
parade de cirque, en réalité plumeaux
à dépoussiérer.

Céline Cléron

celine-cleron-1

 

 

Nature Permanente Céline Cléron + si affinité 2010 fiac

 

Quadrille Céline Cléron + si affinité 2010 fiac Quadrille Céline Cléron + si affinité 2010 fiac

Fantasmagoria – le monde mythique – + si affinité – Viterbe

+ si affinité 2010  – Viterbe

10 artistes        10 familles

Fantasmagoria

le monde mythique

 

Fantasmagoria et le monde mythique

Qu’en est-il de la fantasmagorie et du mythe aujourd’hui ?
Malgré leur identification à un passé révolu, ne sont-ils pas à voir à la fois comme l’origine et l’horizon de nos imaginaires ?
Ces questions revitalisées par l’ethnologie et la psychanalyse ne peuvent-elles pas nourrir l’art d’aujourd’hui. Et pourquoi pas, en retour, êtres réactualisées par lui ?
Telles sont les questions qui ont dicté l’aventure de Fantasmagoria à Fiac et à Viterbe (1).
Une aventure comparable à la quête d’un monde supposé, comme pour renouer aussi avec la dimension magique de l’art.

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Pour renouer avec le monde mythique

Entretien avec Michel Boccara

Pascal Pique : Michel Boccara, mais où est donc passé le monde mythique ? S’agit-il d’un monde révolu disparu, ou bien est-il toujours actif sans que l’on s’en aperçoive vraiment ? Comme s’il avait survécu à nos modes de pensée et à nos civilisations du rationnel ?
Michel Boccara : Le monde mythique c’est comme la lettre volée, il est là en face de nous, il n’a pas disparu. Seulement, nous sommes devenu sourds, aveugles et muets. Chaque nuit nous rêvons. Et bien chaque nuit nous sommes dans le monde mythique. Mais nous nous servons de moins en moins de nos rêves. Ceci dit, il y a d’autres manifestations du monde mythique que le rêve. Nous pourrions presque dire qu’à tout moment le monde mythique est là. Sa porte reste entrouverte, mais trop souvent nous la cadenassons sans vouloir y entrer. Le monde mythique n’est donc pas quelque chose d’étranger. Nous avons inventé de nouvelles formes comme l’art pour y accéder. Mais le problème, quand on est artiste, est que l’on est autant aliéné que quand on ne l’est pas, car on s’imagine que le monde mythique est séparé du monde réel.

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Les artistes

Mohamed El Baz, Elsa Mazeau, Céline Cléron, Isabelle Levenez et Catherine Helmer, Gilles Conan, Nicolas Daubanes, Arnaud Maguet, Michel Boccara et Pierre Capelle, Marianne Plo

Evor

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Le commissariat

Commissaire d’exposition : Pascal Pique

Directeur artistique : Patrick Tarres

 

Pour renouer avec le monde mythique

Entretien avec Michel Boccara

Pascal Pique : Michel Boccara, mais où est donc passé le monde mythique ? S’agit-il d’un monde révolu disparu, ou bien est-il toujours actif sans que l’on s’en aperçoive vraiment ? Comme s’il avait survécu à nos modes de pensée et à nos civilisations du rationnel ?
Michel Boccara : Le monde mythique c’est comme la lettre volée, il est là en face de nous, il n’a pas disparu. Seulement, nous sommes devenu sourds, aveugles et muets. Chaque nuit nous rêvons. Et bien chaque nuit nous sommes dans le monde mythique. Mais nous nous servons de moins en moins de nos rêves. Ceci dit, il y a d’autres manifestations du monde mythique que le rêve. Nous pourrions presque dire qu’à tout moment le monde mythique est là. Sa porte reste entrouverte, mais trop souvent nous la cadenassons sans vouloir y entrer. Le monde mythique n’est donc pas quelque chose d’étranger. Nous avons inventé de nouvelles formes comme l’art pour y accéder. Mais le problème, quand on est artiste, est que l’on est autant aliéné que quand on ne l’est pas, car on s’imagine que le monde mythique est séparé du monde réel.
Et c’est là qu’il faut s’interroger : pourquoi le monde mythique a-t-il été séparé du monde réel ? Pourquoi le rêve, qui il n’y a pas encore si longtemps était aux fondements même de notre vie et de nos réflexions, le rêve qui permettait d’orienter notre vie, occupe aujourd’hui une place mineure ? Sauf pour les psychanalystes peut-être. Mais les psychanalystes sont un peu comme les artistes, ils en rajoutent sur le monde mythique et en même temps ils le clivent. Pour ma part, je ne suis pas pour opposer rationnel et irrationnel. Car c’est justement là que se fait le clivage. Nous nous sommes précisément éloignés du monde mythique à partir du moment où l’on a considéré qu’il n’était pas de l’ordre du rationnel. Or il y a différents types de raisons, il y a tout un jardin de raisons.

Le retour des spectres dans une seance de fantasmagorie
le retour des spectres dans une séance de fantasmagorie vers 1792

PP : À travers le titre Fantasmagoria il était justement question à Fiac de favoriser la perception ou l’émergence du processus mythique, notamment à travers la figure du fantôme. Qu’est-ce que cette figure ou ce processus de l’apparition recouvre selon vous à travers les civilisations, les cultures et les époques ?
MB : Le fantôme est justement un être mythique. Soit on lui accorde un statut de réalité, même si c’est une réalité psychique qui est toute aussi importante que la réalité matérielle. Soit on le projette dans un monde imaginaire, dans un hors-champs. Je crois qu’il faut donner au fantôme toute sa place. C’est une réalité psychique complètement présente. Là encore, normalement, dans toute les sociétés, l’apparition est à la genèse même du réel et des choses. Elle n’est pas séparée de la chose elle-même.
Toute chose apparaît et disparaît selon des modalités diverses. Prenons l’exemple de l’arbre. Lorsque on voit un arbre, il peut d’abord nous apparaître sous une première forme, puis, tout à coup, se transformer et nous apparaître sous une seconde forme. La seconde forme peut être de l’ordre du fantôme ou d’un esprit qui serait l’émanation de l’arbre. Mais elle est également l’arbre, c’est à dire la réalité psychique de l’arbre qui est entrée en interaction avec nous pour donner cette nouvelle forme de l’arbre.

Dans-les-rues-de-Edimburgh
dans les rues d’Edinburgh

Dans toutes les cultures et à toutes les époques on vit avec les ancêtres. Les ancêtres sont présents en nous et dans un grand nombre de sociétés on ne fait pas vraiment de distinction entre nous et l’ancêtre. Nous sommes l’ancêtre. D’abord parce que l’on estime qu’il n’y a pas vraiment de singularité individuelle absolue. Nous sommes tous des revenants. Nous tous, en tant que revenants, nous sommes l’expression d’un fantôme et sommes en relation avec lui. Nous sommes effectivement tous des revenants ! À partir du moment où nous sommes des revenants, nous sommes en communication intime avec l’ancêtre. Ceci parce que l’ancêtre n’est pas dissocié de nous, il est présent par sa mémoire vivante, par sa parole qui s’est imprimée dans les générations. Par ses objets aussi qui ont été transmis. Mais également par sa présence qui est en nous.

Aborigenes au temps des ancetres
Aborigène au temps des ancêtres

Ceci, alors qu’actuellement, dans nos sociétés on se dissocie de plus en plus de l’ancêtre comme on se dissocie des formes du passé. Le passé et le présent sont séparés. Ce qui n’est pas le cas dans les sociétés dites traditionnelles. J’entend par société traditionnelles, celles qui vivent avec leur origine toujours présente, celles qui ne sont pas entrée dans une course folle vers l’avenir, aveuglées par le mythe du progrès. D’ailleurs, dans ces sociétés on sait bien qu’il y a un présent un passé et un futur, mais dès que l’on passe deux générations en arrière, le temps s’arrête et se fond dans une sorte de temps originel. Ce qui est particulièrement le cas chez les natifs australiens.
PP : Mais à quoi selon vous, correspond ce que l’on pourrait appeler le processus de « fantasmagorisation », ou en d’autre terme, que font ou que disent en fait les fantômes quand ils apparaissent ?
MB : Fantasmagorie signifie « qui parle du fantôme en public », ou qui manifeste le fantôme par la parole. Dans les sociétés traditionnelles, tout être humain est une fantasmagorie puisque nous sommes tous des revenants. À partir du moment ou l’être humain fait parler son ancêtre, la fantasmagorie devient illusion. Elle prend le statut d’une forme mythique au sens où elle se sépare de la parole vraie. La parole vraie étant ce qui était en cours en Grèce avant le VIe siècle BP, pour devenir ensuite parole fausse. « Mythos » signifie en grec « la vraie parole » mais à partir du Ve siècle ce mot prend le sens de fable, de fiction pour laisser la place au logos. C’est à dire à la connaissance, au discours et à la science. Cette parole vraie est donc devenue illusion et irrationalité. C’est pourquoi aujourd’hui elle se masque pour revenir aux fondements de la parole. C’est pour ça aussi que nous faisons parler les fantômes en public. C’est d’ailleurs ce que nous faisons en ce moment.
PP : Dans vos écrits récents vous parlez d’une « sociomythologie » qui va bien au-delà de la seule étude comparative des cultures pour s’engager sur le terrain du soin et du politique. En quoi cette perspective vous semble t-elle fondamentale pour ne pas dire urgente ?

Papa-Lisa-arbre-rituel-du-retour-de-loubli
Papa Lisa arbre rituel du retour de l’oubli en Haïti

MB : Le terme « sociomythologie » est un peu lourd mais il correspond à une reconstruction. La sociologie renvoie seulement au logos, c’est-à-dire « connaissance » et « parole ». Or on vient de parler du clivage entre mythos et logos. Pour retrouver cette « présentification » du fantôme, ou cette articulation entre ces deux rationalités, nous allons devoir redonner du sens à mythologie. C’est ce qu’engage la sociomythologie qui vise à construire à la fois une mythique et une logique des sociétés. Dans la mythique on a quelque chose de bien plus large que le processus de connaissance (le logos) qui a tendance, à travers la logique, à se dissocier du vécu. Dans le mythe c’est l’inverse, le processus de connaissance s’ancre dans le vécu. Et qu’est ce que le vécu si ce n’est la recherche d’une harmonie avec son environnement ?

Propagation du nuage radioactif de Fukushima
Propagation du nuage radioactif de Fukushima

C’est précisément se soigner en soignant l’autre, soigner la planète en se soignant soi même. Car on ne peut pas soigner une personne sans soigner son environnement. C’est pourquoi, fondamentalement, toute psychologie est une « psychocosmologie ». Ce qui est urgent aujourd’hui d’un point de vue humain, ou d’un point de vue trop humain comme dirait Nietzsche, c’est de se soigner en soignant la planète parce que sinon nous allons finir par éteindre notre existence.
Pour Gunther Anders, le philosophe de la menace nucléaire, non seulement nous, mais nos ancêtres cesseront d’exister de manière vivante car ils n’auront alors plus de descendance.Ce sera donc comme si le monde humain n’avait jamais existé.
Créer ou reconstruire une mythologie, pour la remettre à la place de la science, c’est essayer de reconstruire un monde où l’homme recherche cette harmonie avec ses semblables en reliant la connaissance au vécu. Car aujourd’hui la connaissance est en roue libre. On considère que toute connaissance est bonne et peu importe les dégâts. L’urgence est donc bien de prendre soin de la société, du monde, de soi et des autres. Ce qui veut dire s’engager dans ce mouvement de prise en charge réciproque de soi et de l’autre.

Seance de soin chez Pierre Cappelle
Séance de soin chez Pierre Capelle dans le Lot

PP : C’est bien pourquoi nous avons convenu d’inviter à Fiac Pierre Cappelle qui a une activité de guérisseur en Midi-Pyrénées que vous avez étudiée, non loin d’ici dans le département du Lot. Pierre est intervenu ici au même titre que les artistes. L’art n’a t-il pas à voir fondamentalement avec cette double dimension du mythe et du soin ?

MB : J’ai montré que l’art pouvait être le symptôme du malaise de nos sociétés, au sens où le disait Nietzsche, car il est la seule solution que nous ayons inventée pour tenter de retrouver le mythe. Mais c’est une solution transitoire. Une sorte d’étape dans une société malade qu’il faudra dépasser. C’est un peu la même chose pour les guérisseurs. Beaucoup de gens ignorent que nous avons encore un grand nombre de guérisseurs traditionnels. Il est vrai que la médecine moderne, dans la mesure où elle sépare la psyché de l’organisme, échoue dans un grand nombre cas. Les guérisseurs aussi peuvent échouer. Le problème n’est pas l’échec mais plutôt cette volonté de vouloir avoir raison à tous les coups. Avec la médecine actuelle, lorsque l’on échoue, on met en cause le patient et non plus l’équilibre toujours fragile entre celui qui essaye de soigner et celui qui est soigné.

Guerisseur-Yanomami-dans-la-foret-amazonienne
Guerisseur Yanomani dans la forêt amazonienne

Dans la conception mythique de l’existence, soigner, ou prendre soin, connaître et produire des formes qui pourraient êtres celles de l’artiste, est une seule et même activité. C’est pourquoi, je pense que si l’on veut construire une mythologie avec des pratiques artistiques, il ne faut plus séparer l’art de la science, de la politique et de la médecine.
Puisqu’il existe encore des guérisseurs aujourd’hui, cela nous permet de nous remettre en relation avec cette chaîne très ancienne de la pratique mythique, telle qu’elle continue d’exister aujourd’hui. Non seulement dans les rêves mais aussi dans nos pratiques quotidiennes.
PP : Que peut représenter justement aujourd’hui une figure comme celle de Pierre Cappelle ?
MB : Pierre Cappelle n’est pas seul. Dans mon petit canton du Lot, près de Saint-Céré, il y a une dizaine de personnes comme lui. Ces gens sont les témoins d’un espace mythique en sommeil. Ils continuent de nous parler de ce qui semblait être perdu mais qui est là au coeur du monde. Le chamanisme n’est pas du tout une pratique lointaine que l’on ne trouve qu’en Amazonie ou en Sibérie. On la trouve aussi chez nous. Mais quelle est la spécificité de Pierre Cappelle ?

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Seance de soin aux arbres avec Pierre Capelle

D’abord, il n’a pas été influencé par les pratiques récentes liées au new age ou à l’usage des substances. Même si dans sa pratique viennent se croiser d’autres horizons, comme les influences tibétaines ou des cultures de réincarnation. Pierre a expérimenté assez jeune une sorte de mutation assez profonde de son existence. Alors qu’il était un individu tout à fait ordinaire, intéressé par les bagnoles, la bouffe et les femmes, je le cite presque, tout à coup il s’est aperçu qu’il avait une capacité à soigner les autres. Ceci avec une sorte de spiritualité un peu sauvage qui lui est tombée dessus. Mais son originalité c’est qu’il y a une quinzaine d’années, il a débuté une aventure avec les arbres. Aujourd’hui il soigne les gens avec les arbres.
Dans notre société actuelle c’est assez compréhensible car cela correspond à un revival écologique.
PP : Hormis Pierre Cappelle il y a eu un autre invité surprise à Fiac. Cet invité, qui a en quelque sorte marqué cette édition Fantasmagoria est justement l’arbre. L’arbre, cet être vivant finalement assez énigmatique qui est apparu et tient une place dans quasiment toutes les propositions des artistes. Qu’est-ce que cela vous inspire et que pourrions nous dire de ce curieux phénomène ?

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culte de l’abre chez les amérindiens de la tribu des Nez-Percés

MB : À partir du moment où les villes ont été construites en béton, donc en éliminant les arbres, l’arbre est apparu comme le fantôme qu’il faut faire revivre. Aujourd’hui ce sont les animaux qui sont à la mode. Même pour les scientifiques qui découvrent seulement la part animale de l’homme. Si bien que c’est la part végétale de l’homme que la science a du mal à faire émerger ? Ceci alors que cette part végétale est maintenant au centre des pratiques artistiques et politiques. D’abord, pour des raisons évidentes car on connaît bien désormais la relation entre l’arbre et l’atmosphère. Moins on aura d’arbres moins on pourra vivre. À la limite si il n’y avait plus d’arbre l’homme disparaîtrait. Une terre sans arbres n’est plus une terre vivable. C’est une terre où on ne peut plus respirer et où l’on meurt.
À moins de créer une société totalement artificielle avec des scénarii délirants qui feraient de l’homme une sorte de mutant n’ayant plus d’enveloppe corporelle pour devenir un pur esprit. Des scénarii même pas fantasmagoriques mais plutôt fantastiques où l’on projette un fantôme sans consistance. Pourquoi pas ? Mais face à cela, l’arbre est une manière de se rattacher à un autre type de rationalité.
De plus on commence à entrevoir la possibilité que l’arbre soit un être pensant. Quand on dit cela on franchi un tabou considérable ! Ceci alors que les scientifiques en sont tout juste à envisager que l’animal est un être pensant.
Et si l’arbre pensait que nous arriverait-il !?
C’est une question encore plus énorme que celle des extra terrestre dans l’univers. Là c’est la question de l’intra terrestre. Et l’intra-terrestre fondamental c’est l’arbre !

Georges Bataille
Georges Bataille

PP : Vous avez été invité à Fiac en tant que chercheur en sociologie et en ethnologie, mais aussi en tant qu’écrivain, philosophe, poète ou même artiste puisque vous avez réalisé un film. Que dit cet objet ? En particulier de votre position entre art science et politique ?
MB : Je ne me considère ni comme artiste, ni comme scientifique, ni comme politicien. N’oublions pas que pour Georges Bataille (1), ce sont trois figures de l’aliénation or j’essaie justement de me désaliéner. À moins que je ne sois trois fois aliéné.
C’est pourquoi, je pense qu’il faut créer de nouvelles oeuvres. Des oeuvres qui soient plus collectives que personnelles. Je pense qu’il faut dépasser l’individualisation des produits et entrer dans une sorte de fabrique collective.
À Fiac, j’ai justement essayé de créer une oeuvre collective avec les personnes qui étaient là, à savoir avec les artistes en interaction avec le village.
Pendant trois jours, j’ai vécu avec eux et je me suis imprégné de leurs problématiques, de leurs atmosphères. Mais au lieu d’en faire un documentaire analytique j’ai décidé de créer, à partir de tout ça, ne nouvelle oeuvre. Une sorte de poème en quelque sorte. Exactement comme lorsque on construit une oeuvre à partir d’un environnement mais d’une manière jaillissante.

Blaise-Pascal
Blaise Pascal

C’est là que la notion d’obscure clarté m’est apparue d’une manière assez évidente. L’obscure clarté est quelque chose qui travaille l’histoire de l’Occident depuis quatre ou cinq siècles. Je me suis aussi aperçu, en allant chercher quelques textes pour animer des images noires, ou quelques paroles pour faire exister la nuit des mots, que cette opposition entre le clair et l’obscur existait entre Pascal et Descartes.
Et ceci, au moment même où notre société moderne va se construire, à la charnière des 16e et 17e siècles. Ces deux figures opposées, qui se sont connues, ont un rapport totalement différent face à la construction du monde. L’un, Blaise Pascal, reste obscur et extrêmement profond. L’autre, René Descartes, est devenu très évident, à tel point qu’il a envahi les programmes scolaires. Mais il a extrêmement vieilli. À tel point qu’à force d’être claires, ses idées ont perdu de leur force.

René Descartes
René Descartes

Car la question est là : lorsque l’on produit une oeuvre ne faut-il pas qu’elle ait toujours cette part d’obscurité fondamentale ? Il ne faut pas qu’elle soit trop claire. Ce qui devient gênant pour le scientifique classique qui voudrait démontrer des évidences et s’installer dans des vérités. Ceci alors qu’aujourd’hui, pour le scientifique, les objets sur lesquels il travaille lui échappent de plus en plus. Plus il fait la mise au point, plus les choses deviennent floues. Actuellement il n’y a même plus de matière ! Les particules fondamentales n’existent plus car dès que l’on zoom sur elles, elles deviennent une sorte de nuage.
Le nuage est en quelque sorte devenu l’élément fondamental, ou l’étoffe dont est composé notre monde. Alors effectivement, une obscure clarté me paraît plus définir cette étoffe fondamentale nuageuse du monde que les idées claires de Descartes ou des concepts trop précis.
J’ai donc voyagé à travers le nuage de ma mémoire et je propose à travers ce petit film un voyage fantasmagorique, un voyage qui fait exister mes ancêtres et les fait parler en moi.
(1) «Le plus grand des maux qui frappent les hommes est peut-être la réduction de leur existence à l’état d’organe servile. Mais personne ne s’aperçoit qu’il est désespérant de devenir politicien, écrivain ou savant. Il est donc impossible de remédier à l’insuffisance qui diminue celui qui renonce à devenir un homme entier pour n’être plus qu’une des fonctions de la société humaine (…) L’existence ainsi brisée en trois morceaux a cessé d’être l’existence: elle n’est plus qu’art, science ou politique.»
(«L’apprenti sorcier» 1937, dans Denis Hollier, Le collège de Sociologie, Folio essais, 1995 , p. 305 et 313)

Fantasmagoria et le monde mythique

Fantasmagoria et le monde mythique

Qu’en est-il de la fantasmagorie et du mythe aujourd’hui ?
Malgré leur identification à un passé révolu, ne sont-ils pas à voir à la fois comme l’origine et l’horizon de nos imaginaires ?
Ces questions revitalisées par l’ethnologie et la psychanalyse ne peuvent-elles pas nourrir l’art d’aujourd’hui. Et pourquoi pas, en retour, êtres réactualisées par lui ?
Telles sont les questions qui ont dicté l’aventure de Fantasmagoria à Fiac et à Viterbe (1).
Une aventure comparable à la quête d’un monde supposé, comme pour renouer aussi avec la dimension magique de l’art.

Marcel Détienne
marcel detienne

La notion de mythe est le plus souvent associée à celles de récit, de légende, d’affabulation. Autant de notions péjoratives qui portent la marque d’une culture occidentale qui n’a eu de cesse d’éradiquer toutes formes de superstition. Le philosophe Marcel Détienne a percé l’abcès de cette mauvaise conscience de la culture de l’occident a travers son analyse critique de l’histoire de la mythologie. Dans « L’invention de la mythologie » (1992), il retrace à quel point cette histoire, est celle d’une « conscience malheureuse » en démontrant que le mythe a longtemps fait l’objet d’une exclusion en tant que bizarrerie, anomalie ou pathologie. Comme si la culture occidentale était fascinée par le mythe, tout en gardant la certitude d’être étrangère à ses mécanismes et pour refuser de s’abreuver à ses sources. Et ceci jusqu’à très récemment.

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dispositif de fantasmagorie



Si bien que la véritable dimension mythique reste sans doute à décrypter, à revaloriser, à réactiver et à revivre. Comme pour reconnecter le monde mythique et le monde réel.

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Apparitions et Emotions

C’est d’ailleurs à ce mouvement, que participe la dynamique fantasmagorique et les Fantasmagories en particulier. Car la part mythique de la culture humaine, en deçà de ses figures récurrentes et tutélaires, ressort bien du processus fantasmagorique. Il s’agirait d’une expérience qui vient perturber les imaginaires pour susciter d’autres configurations mentales. Voire même participer à la structuration sociale.

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Scene de la terreur à Lyon

Historiquement et étymologiquement, à la fin du XVIIIe siècle, les Fantasmagories, étaient des sortes de spectacles où le public venait assister à des manifestations fantastiques. Les ordonnateurs de ces séances, les fantasmagores, jouaient autant sur les illusions produites par les lanternes magiques (provoquant des apparitions de fantômes, de spectres, ou d’esprits), que des phénomènes peu connus alors, pourtant issus d’expériences scientifiques par des manipulations physiques ou chimiques. Dans un curieux mélange d’occultisme et d’esprit scientifique, il s’agissait de provoquer de vives émotions face à des expériences multi sensorielles et immersives.

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Culte de la raison et de l’Etre Supreme



Ancêtres de l’image en mouvement, du dessin d’animation, du cinéma et de certaines « installations » artistiques contemporaines, les fantasmagories peuvent êtres vues comme des sortes de rites de passage entre ésotérisme à exotérisme. Dans le droit fil des Lumières, elles correspondent à une période charnière de la pensée moderne qui va bientôt faire triompher la raison logique au détriment de la « superstition ». Les fantasmagories apparaissent d’ailleurs juste après la période de la Terreur pendant la révolution française et les épisodes de culte de la Raison en 1793 puis de l’Etre Suprême en 1794. Période qui va aussi laisser derrière elle toute une cohorte de mythes, de légendes et d’imaginaires dont il subsiste pourtant des traces fossiles aujourd’hui.
C’est donc aussi à une tentative d’archéologie culturelle et mentale, à la fois symbolique et structurelle que Fantasmagoria peut être identifiée.
Une Odyssée initiatique
Mais Fantasmagoria a d’abord été envisagée comme une sorte de voyage, ou d’Odyssée initiatique reliant deux mondes que l’on a trop longtemps voulu séparer : le monde réel et le monde mythique.
À l’image de la grande épopée d’Homère, et donc de son héro, le visiteur-voyageur de Fantasmagoria, aura pu rencontrer dans sa déambulation Fiacoise, toute une pléiade de situations, de signes, de destinées et de fortunes. Autant de présences, d’apparitions, autant de motifs et de messages que cette publication va tenter d’identifier, de relier et de décrypter.

Pour que peut-être, au terme de ce périple, l’oracle d’une nouvelle Pithye tarnaise puisse être délivré et interprété.

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la Pythie et Appollon

Le déroulé des motifs inventés ou réveillés par les artistes invités à Fiac recompose un paysage tout à fait particulier, celui d’une cartographie cryptée aux contours et aux reliefs mouvants. Pour le visiteur de l’exposition et du livre, parcourir ce territoire revient à pratiquer un espace-temps intermédiaire, poreux, habité par des figures de transition qui sont autant de figures de passage vers le monde mythique. Comme si chaque oeuvre constituait une forme d’accessibilité ou mieux, un véritable sas.
En premier il y a la figure du guérisseur Lotois, Pierre Cappelle et de ses « mise aux arbres » qui proposent une entrée de plein pied dans le monde mythique puisque l’arbre est considéré ici comme émetteur-récepteur ou un medium entre les différentes strates des mondes visibles et invisibles.
Assez curieusement, pour ne pas dire mystérieusement, l’arbre va d’ailleurs constituer le fil rouge de Fantasmagoria à travers sa présence récurrente d’un artiste à l’autre. Comme s’il incarnait le rôle vital d’un fil d’Ariane nous guidant dans les profondeurs de mondes inconnus.
A la charnière de ces mondes il y a bien sûr les figures des ancêtres, des revenants ou des fantômes qui jouent le rôle d’interfaces en étant curieusement associés aux arbres. C’est le cas avec Céline Cléron qui va humaniser un magnifique saule pleureur en l’affublant de bigoudis géant à la mémoire de sa grand-mère. Celui aussi de Nicolas Daubanes avec ses mues d’intérieur étendues ou accrochées aux branches des arbres du terrain de golf comme autant de présences fantomatiques évoquant des dépouilles ou des suaires. Mohamed El Baz aussi va jouer de l’arbre en faisant pousser une forêt de mots dans une étrange clairière entourée de buis. Des mots qui sont aussi des chants issus de notre double mémoire collective et individuelle, réincarné par la voix. Sur l’une des images, deux mots l’emportent : « soin » et « obscur ». Prophétie ?
Le parcours traverse aussi plusieurs paysages énigmatiques habités par de curieuses présences. D’abord il y a celui du village de Fiac filmé par Isabelle Lévénez et Catherine Elmer avec une atmosphère et une lumière de fin du monde et, pour seule âme qui vive, une étrange fillette des environs qui semble sauvegarder les lieux. Pour Elsa Mazeau, c’est le fantôme d’un concept qui ressurgit, celui de la vie à la campagne avec le paradoxe des habitâts pavillonnaires standardisés qui ne gardent de naturel que l’argument de vente. À sa manière, Gilles Conan pointe aussi le rapport ambivalent que nous entretenons avec la nature et le paysage, en plantant un cimetière de tubes fluo dans le parc d’un château. Ce qui n’est pas sans rappeler l’ordre du sacrifice et du champ de bataille. Celui aussi des victimes de la barbarie humaine qui hantent et jalonnent toute l’Histoire.

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vyage au centre de la Terre
film de Henri Levin adapté du roman de Jules Verne

Les paysages hallucinants des dessins de Marianne Plo fleurent eux aussi la catastrophe et le cataclysme et peut-être, le sauvetage. Ils renvoient parfois à des paysages mythologiques et à une nature idéalisée, aseptisée et néanmoins dangereusement fantastique. Comme ces volcans en éruption qui annoncent la proposition totalement et techniquement fantasmagorique d’Arnaud Maguet et la fin du film culte Voyage au centre de la Terre qu’il a projeté de nuit sur un écran de fumée. À la manière de Mélies et des fantasmagores de la fin du XVIIIe siècle, l’artiste d’aujourd’hui fait revivre les spectres qu’il libère dans la nuit tarnaise, voyageant à travers l’espace-temps et les volutes de fumées comme s’ils nous traversaient.

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Michel Boccara et sa famille d’accueil

Les clefs de l’histoire
Un dernier invité de choix participait à l’aventure en la personne de Michel Boccara, sociologue, ethnologue et grand connaisseur du monde mythique. Le scientifique tenait un rôle non négligeable dans l’aventure puisque il avait accepté la mission de nous guider vers et à travers le monde mythique. C’est à dire, selon lui, à travers « nous-même ». Car pour Michel Boccara, faire l’expérience du vécu mythique consiste d’abord à se traverser soi-même. Il précise en parlant de la transe et du mouvement de passage qu’elle induit : « … pour communiquer avec l’autre (qu’il soit
animal, humain, défunt ou ancêtre), il faut se traverser soi-même… Dans les pratiques mythiques, cette traversée qui prend le corps comme véhicule, a souvent l’allure d’une remontée aux sources, d’un voyage vers l’origine. L’origine est le point qui figure la force générative des individus, la matrice première, le premier corps et le point d’horizon de toutes les lignes généalogiques » (2).

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rituel andin de l’ordre cosmique

Michel Boccara a consacré une grande partie de son activité scientifique et littéraire à la revitalisation pratique et théorique du mythe. Une partie de ce travail a été restitué dans les actes du colloque « Le mythe : pratiques, récits, théories » dont nous reprenons ici quelques extraits.
Le vécu mythique y est décrit comme une « expérience source » et pas seulement un récit. Il s’agit d’une expérience première vers laquelle on tente de remonter à travers les sources de l’expressivité et à partir d’un premier « choc révélateur » qui est comme une catastrophe initiale, « une brisure qui ouvre la dimension du temps ». C’est pourquoi le vécu mythique bouleverse, interroge, perturbe et in fine « engendre à son tour des élans de créativité, comme si l’oeuvre offerte fabriquait en retour l’individu et la collectivité ».
Le vécu et l’expérience du monde mythique, notamment par la création, consiste à « réactualiser » ce moment qui est celui du temps initial et de « l’entrée inexorable dans l’histoire » : « l’occasion de replonger dans le temps d’avant le temps, et de dérouler à nouveau les lignes qui engagent la maîtrise de l’Histoire.
Un mouvement se dessine : celui d’une sortie de l’Histoire, pour y revenir s’y insérer ».
Alors qu’elles « interrogent les premiers moments du monde », les pratiques mythiques sont donc des « opérations d’intégration des peuples dans l’Histoire », des facteurs « d’explorations de zones transversales de zones transculturelles ». Mais aussi, à travers l’art et le jeu théâtral, « une restauration de l’ordre cosmique et des identités sociales ».
Cette double restauration conjointe (dans le sens de soin) de l’ordre naturel et de l’ordre humain est plus que jamais d’actualité. C’est en tout cas vers elle que semble avoir été dirigée l’aventure de Fantasmagoria à partir de la rencontre entre les artistes, le guérisseur et le scientifique. Gageons que c’est aussi le sens du message délivré par l’exposition-oracle. Mais seuls ceux qui sauront parler avec les arbres pourront nous le confirmer…
(1) De même que l’ensemble du projet Fantasmagoria, le monde mythique, qui a été conçu pour les dix ans des Abattoirs à Toulouse. Il s’est déroulé dans divers lieux de la région Midi-Pyrénées comme à Fiac dans le Tarn, mais aussi à Taurines dans l’Aveyron ou dans la grotte du Mas d’Azil dans l’Ariège.
Après Transrituels 1 & 2, puis Totems sans tabous, qui ont ré-instruit le processus fantasmagorique, et réouvert la porte du monde mythique, c’est ce territoire et ces dimensions que Fantsamagoria a voulu explorer plus en profondeur.
(2) Actes du colloque : Le mythe, pratiques, récits, théories, Editions Anthropos, 2002. En quatre volumes et un coffret dvd.