Pablo Garcia – Anarchisations – + si affinité 2011

Pablo Garcia

Fiac  2011  –  + si affinité  Anarchisations

Un événement de l’AFIAC

Commissaire d’exposition : Pascal Pique, Patrick Tarres, Jackie Ruth-Meyer

L’artiste était reçu chez Céline San Martin et Hugues Brillant.

«Libertalia »

Pablo.Garcia.1

Affiches, bande-son en boucle «la Danse macabre» de Camille Saint-Saëns. Extraits de textes écrits à la main sur papier marouflé sur le sol.

Extrait 1

Misson mit le cap sur Madagascar et toucha au nord de l’île. Après l’avoir contournée, il trouva, au nord de Diego-Suares, une crique qu’il remonta sur dix lieues pour s’apercevoir qu’elle offrait à bâbord un vaste havre très sûr où l’on pouvait faire provision d’eau fraîche. Il y jeta l’ancre, se rendit à terre pour examiner la nature du terrain qu’il jugea riche ; l’air était pur, le relief égal. Il déclara à ses hommes que c’était là un asile idéal. Il était décidé, disait-il, à y élever un petit village fortifié et à créer des quais pour les bateaux. Ainsi ils auraient un endroit bien à eux et un refuge quand l’âge ou les blessures les auraient rendus incapables de bourlinguer davantage, où ils pourraient jouir des fruits de leurs travaux et s’éteindre en paix. Il entendait ne rien faire, cependant, sans l’approbation de toute la compagnie. Et en admettant que son plan recueillît leur approbation, comme il l’espérait, car c’était de toute évidence l’intérêt général, il jugeait préférable de ne rien entreprendre de peur de voir les naturels détruire en leur absence ce qu’ils auraient construit ; ils pouvaient tout de même, s’ils étaient de son avis, commencer à abattre les arbres et à les tailler de manière à pouvoir édifier un fortin de bois quand ils reviendraient avec leurs compagnons. Tous applaudirent à la proposition du capitaine : en dix jours, ils avaient abattu et grossièrement équarri cent cinquante gros arbres sans être dérangés par aucun naturel. […] Ils ne tardèrent pas à rejoindre leur havre, auquel Misson donna le nom de Libertalia, en baptisant Liberti ceux qui y vivraient, dans l’espoir d’effacer les frontières entre nations, Français, Anglais, Hollandais, Africains, quelque marquées qu’elles fussent. Ils commencèrent par édifier, de chaque côté du port, un fort octogonal. Quand ce fut chose faite et qu’ils eurent équipé chacun d’eux de quarante canons prélevés sur les navires portugais, ils arrangèrent une batterie angulaire de dix bouches et entreprirent, sous la protection de fortins et de bateaux, la construction de maisons et de magasins.

Pablo.Garcia.2

Extrait 2

Tew et les siens ne furent pas peu surpris, lors de leur arrivée à la colonie de M. Misson, d’en découvrir les fortifications. Parvenus sous le premier fortin, ils le saluèrent d’une salve de neuf coups, à laquelle il fut répondu de même. Quand on eut jeté l’ancre, tous les prisonniers furent autorisés à sortir, privilège qui ne leur avait jamais été accordé durant l’absence de Misson, eu égard au petit nombre de colons demeurés sur place. Seules quelques sorties s’étaient effectuées, et encore
par groupe de deux ou trois. […] Il s’agissait de délibérer sur le sort des prisonniers, presque aussi nombreux désormais que leurs gardiens, puisque la prise en avait augmenté le nombre de cent quatre-vingt-dix. […] On confia donc à cent soixante-dix prisonniers la réalisation d’un débarcadère
prévu à environ un demi mille du chenal du port. Puis on interdit aux autres prisonniers, sous peine de mort, de franchir les limites qu’on leur avait imposées. Ils risquaient en effet de prendre conscience de leur force numérique et de se révolter. Seuls les colons connaissaient le chiffre exact de leurs pertes et celui des prisonniers portugais. Ils avaient grossi à dessein le nombre des hommes de Tew. […] Toutes ces précautions prises pour leur sécurité, tant intérieure qu’extérieure, ne leur faisaient pas pour autant négliger l’approvisionnement. Ils défrichèrent et ensemencèrent de maïs, de blé et autres céréales un terrain de belle capacité. Pendant ce temps Carracioli mettait à profit ses talents d’orateur pour convaincre de se joindre à la colonie un certain nombre de Portugais qui désespéraient de retourner chez eux. Incapable de mener une vie sédentaire, Misson aurait volontiers repris la mer, mais il redoutait une révolte des prisonniers et n’osait pas affaiblir Libertalia en la privant des hommes nécessaires à un nouveau voyage. Il émit finalement l’idée qu’on pourrait renvoyer les captifs en leur offrant la dernière prise. Carracioli et Tew s’y opposaient, déclarant que cela découvrirait leur retraite et provoquerait l’attaque des Européens établis sur le continent, alors qu’ils étaient loin d’avoir construit leurs défenses. Mais Misson rétorqua qu’il commençait à se lasser d’avoir à se méfier en permanence de ceux qui l’entouraient ; mieux valait mourir une bonne fois pour toutes que de vivre dans la crainte perpétuelle de la mort. […] Il existait bien un moyen d’éviter une guerre, c’était de tous les mettre à mort ; mais une idée aussi inhumaine lui faisait horreur. D’autre part, il espérait que son alliance avec les naturels lui permettrait de repousser les assaillants. Cependant, il exigerait de chacun d’eux le serment de ne jamais servir contre lui. Après quoi, il s’enquit de la condition de chacun des prisonniers, auxquels il rendit ce qu’ils avaient perdu. Il déclara à sa compagnie que c’était autant de pris sur sa propre part, et aux prisonniers qu’il n’avait pas déclaré la guerre aux opprimés, mais aux oppresseurs.

Pablo.Garcia.3

Extrait 3
Cependant, avec Carracioli, [Misson] activa la construction du débarcadère. Il avait placé deux cents hommes sous les ordres de Tew, dont quarante Portugais, trente-sept nègres (dix-sept d’entre eux étaient des marins chevronnés), trente Anglais et pour le reste, des Français. Tew ne rencontra personne sur sa route jusqu’au nord du cap de Bonne-Espérance, où il tomba sur une galère de la Compagnie hollandaise des Indes orientales, armée de dix-huit canons. Il en triompha sans rencontr
er beaucoup de résistance ; il n’avait perdu qu’un seul homme dans l’engagement. Sur la côte angolaise, il prit un vaisseau anglais chargé de deux cent quarante esclaves, hommes, femmes et enfants. Les nègres qui avaient été capturés sur cette même côte retrouvèrent à bord du navire plusieurs connaissances et parents auxquels ils apprirent le revirement de fortune dont ils se réjouissaient. Le grand capitaine, disaient-ils, (tel était le titre qu’ils donnaient désormais à Misson), les avait humainement délivrés de leurs chaînes. D’esclaves, ils étaient devenus des hommes libres, unis aux pirates pour le meilleur et pour le pire. Les nouveaux prisonniers allaient eux-mêmes bientôt pouvoir profiter de cette chance, car ces Blancs-là haïssaient jusqu’au mot d’esclavage. En effet, conformément aux ordres de Misson et aux prescriptions d’une morale qu’il commençait à partager, Tew avait ordonné qu’on leur ôtât leurs fers. […] À bord de la prise, il avait trouvé abondance de couronnes anglaises ; on les serra dans le trésor général, puisque là où tout était mis en commun et où n’existait nulle barrière pour borner la propriété privée, l’argent était inutile. On employa les esclaves libérés dans la dernière course à perfectionner le débarcadère, mais en les traitant en hommes libres. […] Six familles indigènes s’établirent même parmi nos planteurs, ce qui leur rendit service, car les naturels brossèrent à leurs compatriotes un rapport très élogieux de la vie réglée et

harmonieuse qu’on menait à la colonie. […] Dès lors ils défrichèrent, ensemencèrent et clôturèrent un vaste terrain. Ils parquèrent trois cents têtes de bovins achetés aux naturels.

Pablo.Garcia.4

Extrait 4
À peine avaient-ils mis en ordre le dispositif que les navires, arborant les couleurs portugaises, apparaissaient, faisant voile droit sur le port. Ils furent chaudement reçus par le feu des deux fortins, ce qui ne les arrêta pas. L’un d’eux, sous les salves, donnait déjà de la bande. Ils pénétrèrent dans le port, sûrs de leur victoire, mais ce fut un tel accueil, des fortins, des batteries, des sloops et des autres bâtiments, que deux d’entre eux coulèrent instantanément. Nombreux furent les hommes qui se noyèrent. Les rescapés purent monter à bord des autres navires. Les Portugais à présent comprenaient leur erreur. Ils avaient cru qu’une fois les fortins dépassés, ils pourraient débarquer sans difficulté leurs hommes et détruire aisément ce nid de pirates. Les voilà qui n’osaient même plus mettre un canot à la mer. […] Mesurant la vanité de leurs efforts et les nombreuses pertes subies, ils profitèrent du vent et de la marée pour se retirer en toute hâte, plus vite encore que s’ils n’étaient arrivés et en abandonnant deux épaves. […] Le malheureux se défendit jusqu’à ce que ses ponts fussent inondés du sang de tous ses hommes ou presque.

[…] On ne dépouilla aucun des prisonniers ; quant aux officiers, Misson, Carracioli et Tew les invitèrent à leur table. […] Malheureusement, on avait découvert à bord deux des hommes qui avaient juré de ne jamais prendre les armes contre les colons. Jetés aux fers, ils furent jugés publiquement pour crime de parjure, en présence des officiers portugais. Les témoins prouvèrent sans aucun doute possible qu’il s’agissait bien là des anciens prisonniers de Libertalia ; la sentence tomba : ils seraient pendus à la pointe de chaque fort. L’exécution se déroula le lendemain matin sous les yeux du chapelain portugais qui les assista dans leurs derniers instants, les confessa et leur donna l’absolution. […] Comme l’exécution semblait contredire les maximes des chefs, Carracioli, dans une harangue, fit savoir qu’il n’y avait point de règle qui ne souffrît d’exception ; qu’ils avaient conscience de la répugnance que le commandant, M. Misson, éprouvait à verser le sang, lui dont l’un des articles de foi professait que nul n’avait de pouvoir sur la vie d’autrui, sinon Dieu seul qui l’avait donnée. Cependant, l’instinct de conservation rendait parfois nécessaire de tuer autrui, même de sang-froid, en particulier un ennemi déclaré et acharné. Quant au sang que fait couler une guerre juste, entreprise pour défendre cette liberté qu’ils proclamaient noblement, ils n’avaient pas besoin d’en parler. […] Si l’on mettait en balance la vie de tous les membres de la colonie et celle d’ennemis déclarés et parjures acharnés à fomenter leur ruine et qui, bien instruits de leur République, représenteraient un risque fatal si on leur rendait la liberté qu’ils avaient déjà foulée au pied, on ne pouvait qu’opter pour la première. […] A ce moment, l’assemblée s’écria :
— Leur sang retombe sur leurs têtes ! Ils ont voulu leur mort et la pendaison est trop bonne pour eux !
Extrait 5
Survint alors un différend entre les hommes de Misson et ceux de Tew, une querelle patriotique, suscitée par les marins de l’Anglais : ce dernier suggéra de la vider par l’épée. Carracioli s’y opposait catégoriquement. […] Dans le futur, cet accident le prouvait, il conviendrait d’édicter des lois saines et fonder une sorte de gouvernement. […] Le lendemain, tout le monde se rassembla et les trois capitaines proposèrent d’instituer une espèce de gouvernement, comme l’exigeait leur sécurité. Où il n’existe de lois coercitives, les plus faibles sont toujours les victimes et tout tend nécessairement à laconfusion. Les hommes sont les jouets de passions qui leur cachent la justice et les rendent toujours partiaux en faveur de leurs intérêts : il leur fallait soumettre les conflits possibles à des personnes calmes et indépendantes capables d’examiner avec sang-froid et de juger selon la raison et l’équité ; ils avaient en vue un régime démocratique : quand le peuple édicte et juge à la fois ses propres lois, on a affaire au régime le plus convenable. En conséquence, ils demandaient aux hommes de se répartir par dix et d’élire, par groupe, un représentant à l’assemblée constituante chargée de voter des lois saines dans l’intérêt public. […] Aux députés réunis, Carracioli, chargé d’ouvrir la session, fit éloquemment l’éloge de l’ordre et montra qu’il fallait déposer le pouvoir suprême entre les mains d’un chef à qui incomberait de récompenser les actions braves et vertueuses et de punir les vices, conformément aux lois publiques, son seul guide. Ce pouvoir néanmoins ne serait pas conféré à vie, ni à titre héréditaire : on le limiterait à une durée de trois ans, au terme de laquelle la République ferait un nouveau choix ou confirmerait l’ancien. […] Le premier personnage de l’Etat prendrait le titre de Grand Protecteur, avec tous les insignes de la royauté. Enfin le Protecteur se choisit un Conseil des plus compétents, sans distinction de nation ou de couleur, et l’on entreprit de mêler les diverses langues pour n’en avoir qu’une seule. Trésor et bétail furent également divisés et chacun se mit à délimiter ses terres ou celles du voisin qui réclamait de l’aide. […] L’Amiral exprima encore le désir de prendre la mer : il espérait tomber sur quelques navires de la Compagnie des Indes orientales et en ramener des volontaires car, si une population abondante est la vraie richesse d’un peuple, il estimait que ce dont la colonie avait besoin par-dessus tout, c’était du sang neuf. Il croiserait sur la route du Cap et ne doutait pas d’y faire des rencontres intéressantes, après quoi il remonterait vers le nord rendre visite à ses anciens marins. […] Tew s’élança vers le rivage et signifia que lui fût envoyé un canot. Mais la mer était déjà trop démontée. […] Le Victoire rompit ses câbles et fut drossé sur la côte abrupte, périssant corps et biens sous les yeux de son capitaine.

Libertalia, in L’Histoire générale des plus fameux Pyrates, Capt. Charles Johnson (attribué à Daniel Defoe), Londres, 1724

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Commissariat :
Patrick Tarres, Directeur artistique de l’AFIAC
Pascal Pique, Directeur du FRAC Midi-Pyrénées
Jackie-Ruth Meyer, Directrice du centre d’art Le LAIT

Les artistes : Christian Ruby, Pablo Garcia, Medhi-Georges Lahlou, Thierry Boutonnier, Mathieu Beauséjour, Laurent Pernel, Estefania Penafiel Loaiza, Docteur Courbe, Magali Daniaux et Cédric Pigot

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Christian Ruby – Anarchisations – + si affinité 2011

Christian Ruby

Fiac  2011  –  + si affinité  Anarchisations

Un événement de l’AFIAC

Commissaire d’exposition : Pascal Pique, Patrick Tarres, Jackie Ruth-Meyer

Anarchisation et/ou émancipation du spectateur ?

Un calendrier enfin républicain et laïc substitue de plus en plus, aux cérémonies religieuses, des jours collectifs mémorables assurés dans les lieux publics. Entre la fête de la musique (30 ans désormais 1), les fêtes nationales – conçues comme des moments privilégiés de diffusion des signes, des valeurs et des symboles par lesquels les membres d’un corps politique peuvent se reconnaître 2 – et d’autres festivités encore, l’AFIAC a trouvé à loger aussi sa manifestation dans les rythmes annuels, en déterminant une autre date remarquable : le dernier week-end de juin. Toutefois, non contente de graver ses éditions successives dans le marbre de nos agendas, l’ AFIAC, à Fiac (Tarn), s’acharne à rebondir sur ce qui constitue le fond de trop nombreuses manifestations culturelles : l’instrumentalisation des oeuvres d’art. La conviction d’avoir à mettre l’art et la culture au service de valeurs d’État, et à placer la délectation artistique en moteur de la promotion d’une utilité civique quelconque, le plus souvent conditionnée par le spectaculaire, ne cesse d’assigner, partout, à l’art la vocation de graver dans le coeur des femmes et des hommes ces valeurs spécifiques, et veut sceller l’empreinte de la société sur les esprits. En contrepoint, l’AFIAC ne se contente pas d’occuper des lieux publics, elle vise à donner corps à un espace et une parole publics.

………………………….la suite …………………………..

C’est en voulant faire partager cette mutation que Patrick Tarres a permis de mettre au jour une autre évidence : des spectateurs existent pour l’art contemporain, lesquels ne se lamentent pas mais sont prêts à en discuter publiquement. Grâce aux artistes nommés dans ce catalogue, à des oeuvres qui non seulement détissent sans cesse les présupposés organiques de la spectacularisation des arts et de la culture 3 mais font encore appel à la volonté de problématiser l’articulation du spectateur à l’oeuvre, il réussit à montrer, sans avoir besoin de le démontrer, que le public de l’art contemporain n’est pas « bête ». Et surtout que son désarroi, s’il a eu lieu, est lié bien plutôt à des prestations dans lesquelles les oeuvres se contentent de servir d’ornement extérieur et superflu, qu’à des oeuvres qui tentent de configurer leur contemporanéité. La détresse du spectateur est une fonction de l’abstraction dans laquelle on enferme les oeuvres. Il est réfractaire finalement aux oeuvres asservies et à la rue colonisée dont personne ne souhaite discuter ou faire discuter.
Le dispositif concret de l’AFIAC est fondé dans une réception du spectateur qui ne relève ni du classique appel par jeu de miroir, ni de la mise en abyme. Cette réception ne prend plus son lieu dans une technique artistique. Elle s’ancre dans la mise en oeuvre d’un rapport au spectateur médiatisé par la parole. Ce qui vaut par quatre traits :
Chaque oeuvre présentée, comme en un moment critique, développe et extériorise des forces de tous côtés et dans toutes les directions ;
Le parcours d’ensemble, écartant le fantasme de la bonne visite, du cheminement unique donnant une seule clef de lecture contraignante de l’exposition à un visiteur modèle, ou de la déambulation canalisée, autorise une certaine indiscipline et des stratégies de visite toujours réinventées ;
Aucun spectateur n’est placé en posture d’oeil souverain, chacun d’eux est conçu comme un moment d’une interférence possible entre plusieurs spectateurs à partir d’un exercice non dirigé du regard.
L’anarchisation réalisée cette année à Fiac met en question la hiérarchie entre spectateur informé et spectateur inculte, les réticences de quelques-uns aux politiques de présence publique des arts venant toujours du présupposé d’une licence excessive qui corromprait les moeurs des spectateurs.
Ce quadruple geste accorde d’avance que l’oeuvre peut échapper à ce qu’on a prévu pour elle. De même pour le spectateur. Et surtout, il désassigne les spectateurs, dont il est moins attendu qu’ils fassent corps avec l’oeuvre qu’ils ne s’exercent à s’engager dans une série d’évènements ouvrant sur des compositions entre eux. L’intervention publique n’en finit donc plus de provoquer des débats, susceptibles d’écarter l’idée selon laquelle seul un public éclairé pourrait rendre un public majeur. C’est-à-dire finalement la formulation d’une plate démocratisation culturelle qui viserait seulement à élargir la fréquentation des oeuvres d’art et à permettre aux citoyennes et aux citoyens d’y accéder 4 .
Car ce que l’on peut attendre, à plus juste raison, de tels exercices d’art contemporain proposés au spectateur, c’est de porter chacun à contribuer pour sa part à la construction d’un espace public de l’art. L’AFIAC propose un espace artistique – et non un espace ludique ou un espace d’agrément -, dans lequel les oeuvres ne sont pas présentes au titre de moyen, mais en qualité de fin, et le public l’active et le transforme en espace public. Comment cette transformation est-elle possible ? Comme nous avons pu le constater, chaque situation proposée se mue en un espace de parole, chaque spectateur, progressivement, laissant jaillir de lui-même l’envie d’échanger des préférences avec les autres. Chaque spectateur-amateur participant de la vie esthétique et artistique du week-end passé à Fiac, aimant ou détestant telle ou telle oeuvre donnée à voir ou à entendre, voire indifférent à elle, est conduit à argumenter auprès d’un interlocuteur de rencontre 5 ne serait-ce que parce que ce dernier lui demande des raisons à l’appui de son verdict. La portée de cet échange, d’abord banal, au point d’avoir toujours été négligé, demeure d’autant plus centrale qu’elle nous promet un point de vue singulier sur l’émancipation potentielle des spectateurs à laquelle incline l’art contemporain. Que se passe-t-il, en premier lieu, dans ce dialogue, au cours de cette construction, qui, le plus souvent, se joue de manière performative – le verdict se forge en même temps qu’il s’énonce – et qui est, en général, exempt de toute interrogation sur la nature de l’oeuvre d’art puisque le lieu d’art d’où l’on sort fait déjà signe vers l’art ? Ceci : chacun reconnaît, au moment même d’énoncer ses jugements, qu’il ne peut faire appel à une autorité, à une tradition, voire un dogme 6 ou, plus récemment, à une norme sociale (du fait de notre condition moderne) pour soutenir ses passions ou ses déceptions. Chacun sait devoir construire soi-même des arguments afin de justifier son appréciation, sa détestation ou son indifférence à telle ou telle oeuvre. Avec leurs acquis et leurs faiblesses, dans les propos entendus couramment, et notamment à Fiac, il est, en deuxième lieu, possible de repérer des genres d’« arguments » autour desquels s’enroule la parole :
Des préférences subjectives : j’ai bien aimé parce que cela me correspond bien…
Des adéquations militantes : J’ai bien aimé parce que l’oeuvre défend bien telle cause…
Des formes explicatives (souvenirs, habitudes) : J’ai bien aimé parce que cela me rappelle mon enfance, quand j’aimais ce genre d’histoire…
Des énoncés de préjugés moraux : J’ai détesté telle attitude, telle couleur (préjugé des couleurs), …
Des énoncés de préjugés (idéologies) esthétiques : voir transparaître dans l’oeuvre quelque chose qui continuerait d’échapper à notre emprise, l’art pour l’art, …
Des satisfactions classificatoires : J’aime ce genre ou j’aime les ouvrages de tel mouvement (avec descente du prestige du mouvement en question sur l’oeuvre), ou parce qu’on est un inconditionnel de …
Des rencontres avec la supposée intention de l’auteur…7
Des propos ancrés dans des qualités artistiques : mettant en avant des compétences techniques, … Ou propos étayé sur le bonheur de la distraction ou de la détente, … Cette (et ce type d’) argumentation – décidant de la valeur de l’oeuvre pour soi tout en organisant son discours en rapport avec un autre spectateur – est massivement composée d’un mélange de constatations, de descriptions, de préférences, d’assertions articulées, plus ou moins ajustées à l’objet mais plus sûrement adressées à l’autre sur le mode de la conviction. Elle peut compter des décalages esthétiques ou artistiques puisqu’il est possible d’aimer une oeuvre médiocre, d’avoir conscience de la médiocrité d’une oeuvre tout en y trouvant cependant du plaisir, de survaloriser une oeuvre dont on reconnaît qu’elle nous est insupportable, …
Mais surtout, en troisième lieu, elle fait monter le dialogue en puissance. Alors, les préférences commencent à s’appuyer sur de véritables arguments. Dans le cas qui nous occupe – une argumentation autour du souhaitable – un certain nombre de points forts de ces discours méritent d’être retenus. Parmi ces points forts, voici les principaux :
D’abord s’apercevoir que si je ne peux même pas m’expliquer à moi-même pourquoi j’apprécie telle oeuvre, je ne sais même pas ce que j’ai vu ;
Dès lors, parler à l’autre devient d’autant plus essentiel que je révèle à moi-même ma capacité à voir en même temps que je l’explique à l’autre ;
Encore cela implique-t-il que nous parlions le même langage et de la même chose – ce qui se complique dans les rapports interculturels ; des procédures de vérification s’opèrent dans le cours du dialogue chaque fois que nous décrivons des pans de l’oeuvre, en quelque sorte pour nous mettre implicitement d’accord ;
Mais cet accord préalable permet de constater aussitôt que nous ne voyons, ne lisons, n’entendons pas toujours la même chose pour la même oeuvre (point de départ d’une autre réflexion sur l’interculturel) ; mon monde (esthétique) se dissipe ainsi dans la confrontation à d’autres mondes esthétiques, et il apparaît qu’il faut encore plus en discuter, si on souhaite faire partager son approche dans la compréhension de l’approche de l’autre ;
L’échange impose alors à chacun un retour sur soi-même, puisqu’au fil du déroulement des arguments, chacun commence à observer que : que cela me plaise ou non, certains arguments seront plus pertinents que les miens ; par conséquent, si la caractéristique du point de départ du dialogue est que chacun réduirait volontiers toute espèce de goût à sa propre norme, celle du débouché pourrait bien remettre en cause ce présupposé ;
Ce qui n’empêche pas le dialogue de laisser chacun chercher à avoir raison en exposant son point de vue, et tenter de dire des choses pertinentes ; de ce fait, simultanément, chacun se trouve obligé de rationaliser ses préférences, de chercher des raisons à alléguer en faveur ou au détriment des oeuvres ;
Par contre, à ce moment où le dialogue commence sans doute à basculer, il est possible que l’idée naisse de la nécessité de rebondir en allant revoir l’oeuvre, de confronter son souvenir à la réalité de l’oeuvre, d’approfondir sa position, en présence de l’oeuvre et non plus en son absence ; ce qui revient à cerner la partialité de son point de vue ; et à saisir la nécessité de le compléter par d’autres ; acceptons-nous de remettre notre approche, notre idée normative de la bonne lecture de l’oeuvre, en question ?
Au passage, nécessité se fait jour aussi de dissocier les accords et les désaccords de tout affect d’amitié ou d’hostilité ; nul n’a à considérer que l’oeuvre vient d’un ami ou d’un rival ou d’un ennemi, comme cela oblige à séparer les préférences de chacun et les arguments qui soulignent une évaluation de l’oeuvre. Voilà du moins que des éléments se mettent en place qui de l’argumentation adressée à l’autre au choix des mots, de la parole qui livre des impressions à la parole qui impose des écarts entre les sentiments et les raisons, les présupposés et les analyses, tracent un passage vers une certaine émancipation à l’égard des conditions ordinaires de la parole en public.
Néanmoins, relativement à l’anarchisation proposée à Fiac 2011, la question se pose alors de savoir si ces discussions, ces débats n’ont aucun enjeu et sont oiseux, tout juste bons à permettre d’aller boire un verre ensemble ou si, au contraire, ils ont une portée quelconque ? Des portées, ils en ont même plusieurs. Si nous nous demandons s’ils ont un objectif, il doit être clair qu’il n’est pas orienté vers une quelconque utilité. Il n’est pas non plus orienté vers un accord nécessaire sur la seule description. Il ne menace pas l’existence des oeuvres (ce que fait, en revanche, la parole autoritaire et de censure, mais elle ne discute pas), ni n’oblige chacun à se contenter de justifier son goût ou son dégoût sans rapport avec les autres. Cet objectif ne peut être reconduit non plus à la production d’un effet cathartique (sur le modèle d’un sujet monologique ou d’une esthétisation de la relation aux oeuvres) ; pas plus qu’il ne saurait être codifié spécifiquement afin d’engendrer des effets éthiques (suspension de la finalité sans fin). Cela étant, s’il ne fait pas signe vers la production d’une expérience qui entraînerait une sanction, il n’est pas mystérieux pour autant. On voit que nous touchons même ici à l’essentiel de la culture et des arts : comprendre que l’exercice du partage même dissensuel est inhérent au rapport aux arts ; appréhender l’esthétique comme le domaine de l’épreuve de soi et de l’épreuve du jugement réfléchi par et dans l’autre ; donner du corps à la valeur du souhaitable, puisque ce domaine n’est pas celui des connaissances, des obligations ou des autorités. Ce constat ne conduit pas nécessairement à laisser croire que la discussion esthétique dégage nécessairement des références consensuelles, en général instrumentalisées, au point de réaliser progressivement une sorte d’idéal (politique) du commun. Bien au contraire, il est possible de se laisser aller à y constater plutôt la réalisation d’une série de divergences ou de différenciations (appréciations, goûts, perceptions, descriptions 8). Et surtout, il convient de s’arrêter sur les dynamiques qui traversent ces dialogues qui, même sans autre effet que momentané, induisent des trajectoires envisageables pour les spectateurs, ainsi que des compositions (en archipels) potentielles de leurs trajectoires. Ces dynamiques, en effet, sont portées par les arguments eux-mêmes, ycompris par la référence enfouie à des connaissances acquises en matière d’art, l’évocation possible de confrontations antérieures qui travaillent encore l’esprit, la mise en oeuvre de la mémoire, le jeu des comparaisons ; autant d’éléments qui relancent le discours, amplifient les divergences, obligent à renforcer les perspectives. Dans le débat commun et donc dans le jugement d’appréciation improvisé et l’échange qui lui est lié, cette dynamique d’interférence donne lieu à émancipation.
Revenons brièvement sur ce terme. Chacun connaît son sens originel, juridique. Il y a émancipation par extraction d’une situation de minorité. Chacun sait non moins que ce terme a subi une première torsion dans la philosophie des Lumières, dessinant un parallèle entre l’émancipation juridique de l’enfant et l’émancipation philosophique du sujet, avant d’ouvrir cette émancipation à celle des peuples dans l’histoire. S’émanciper, c’est s’affirmer comme sujet depuis soi-même, s’emparer d’un droit ou le créer, donc s’élever contre quelque servitude (qu’il nous appartient de reconnaître). Cela étant, le terme, par critique de l’usage des Lumières, a pris ensuite un autre tour. Emancipation devient le nom d’un processus ou d’une bataille interminables, lesquels consistent pour chacun à refuser de se plier à ce que n’importe quel pouvoir appelle la « nécessité », et à quitter la place que lui assigne cette « nécessité ». De là la reconversion du thème en politique de la multitude : noirs, femmes, …
Les uns et les autres ont fait de l’émancipation une juste ressource de lutte contre la loi établie, dès lors qu’elle ne fait pas droit à chacun.
Toutefois, ce n’est pas sans que ce terme soit presque constamment pris dans un jeu d’opposition simple entre aliénation et libération. Certains se faisant alors fort de se présenter comme les « libérateurs », ceux qui, avec leur pensée critique, vont libérer les malheureuses personnes capturées par les dominants ou, plus récemment, les médias et les industries culturelles, ce qui nous reconduit à notre réflexion, et à la bataille interminable qui veut que le spectateur « banal » soit toujours considéré comme « incapable », « puéril », et finalement « bête » – en vertu du principe selon lequel le grand nombre ne saurait jamais comprendre, ce pourquoi il lui faut le secours d’une élite – , du moins tant qu’on le maintient dans l’isolement. Or, ainsi que nous l’avons observé, le processus esthétique dans son double rapport du spectateur à l’oeuvre et du spectateur au spectateur procède sans aucun doute des deux dimensions classiques du terme « émancipation ». Emancipation par rapport au quotidien auquel appelle l’oeuvre d’art (rapport oeuvre-spectateur), et émancipation par rapport à la subjectivité dans le rapport à l’autre spectateur. Elle engendre une subjectivation. Mais ce processus peut conduire aussi à une autre compréhension des choses, qui insisterait, cette fois, sur la manière dont le spectateur, pris dans le double lien (spectateur oeuvre et spectateur-spectateur), rephrase ce qu’il voit et entend, présente sa propre aventure intellectuelle dans le dialogue avec l’autre 9. C’est cette émancipation-là qui nous intéresse, celle de nombreux exercices poïétiques instaurés par l’art contemporain. Elle est certes moins « glorieuse », mais sans aucun doute plus stimulante.

Christian Ruby
1 Jean-Michel Djian nous l’a récemment rappelé : 21 Juin, Le sacre musical des Français, Paris, Seuil, 2011, à l’encontre des préventions de Jean Rolin, dans Zones, Paris, Gallimard, 1995, p. 76.
2 Mona Ozouf montre que les fêtes républicaines, depuis la Révolution française, organisent la convergence des émotions individuelles et de la ferveur générale (La fête révolutionnaire. 1789-1799, Paris, Gallimard, 1976), en puisant dans Jean-Jacques Rousseau et Condorcet.
3 Contrairement à une habitude désastreuse, nous ne séparons pas arts et culture. C’est même cette séparation qui rend abstraits les uns et l’autre.
4 Comme on le sait, cela ne garantit pas l’accomplissement de la démocratie. Et encore celle-ci peut-elle s’entendre en un sens consensuel d’un projet démocratique fondé sur le modèle républicain, ou en fonction d’une redéfinition de la politique.
5 Au sens où l’envie d’argumenter ne découle pas vraiment de la simple mise en présence des individus ; elle bénéficie en revanche de la dynamique d’une rencontre (cf. Dominique Berthet, dir., Une esthétique de la rencontre, Paris, L’Harmattan, 2011).
6 Depuis la Révolution française, cf. Danton à propos de la pièce interdite de Chénier (Charles IX) : « Nous ne voulons pas entendre parler de permission. Il y a trop longtemps que le public souffre du despotisme de la censure ; nous voulons être libres d’entendre et de voir représenter les ouvrages qui nous plaisent, comme nous sommes libres de penser » (cité in D. Hamiche, Le théâtre et la Révolution, Paris, UGE, 1973, p. 42).
7 Même s’il s’agit d’un argument ultra fragile. Cf. La question de l’humour (de la recherche de l’humour par l’auteur, et des ratages aux oreilles des auditeurs).
8 Bice Curiger, directrice artistique de la 54° Biennale de Venise, affirme : « D’une oeuvre qui m’indispose peut émerger le début d’un échange intéressant, le commencement d’une conversation » (in Art Press, supplément au N° 379, Juin 2011, p. 12).
9 Jacques Rancière, Le spectateur émancipé, Paris, La Fabrique, 2009.
* L’auteur : Christian Ruby, Docteur en philosophie, enseignant (Paris). Derniers ouvrages publiés : Pascal, Pensées sur la justice, Paris, Ellipses, 2011 ; Tout n’est pas perdu, Culture, Arts, Politique, Bruxelles, PAC Editions, 2010 ; L’interruption, Jacques Rancière et la politique, Paris, La Fabrique, 2009 ; Devenir contemporain ? La couleur du temps au prisme de l’art, Paris, Editions Le Félin, 2007 ; L’âge du public et du spectateur, Essai sur les dispositions esthétiques et politiques du public moderne, Bruxelles, La Lettre volée, 2006 ; Schiller ou l’esthétique culturelle. Apostille aux Nouvelles

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Commissariat :
Patrick Tarres, Directeur artistique de l’AFIAC
Pascal Pique, Directeur du FRAC Midi-Pyrénées
Jackie-Ruth Meyer, Directrice du centre d’art Le LAIT

Les artistes : Christian Ruby, Pablo Garcia, Medhi-Georges Lahlou, Thierry Boutonnier, Mathieu Beauséjour, Laurent Pernel, Estefania Penafiel Loaiza, Docteur Courbe, Magali Daniaux et Cédric Pigot

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Anarchisations – Conspire aujourd’hui / Inspire demain – Pascal Pique

Vive la chaosmose !

Depuis la fin du XIXe siècle, l’art entretient une relation étroite avec l’anarchie et ses penseurs, de Proudhon jusqu’à Deleuze et Guattari. Parfois d’un point de vue politique, mais essentiellement à un niveau culturel et philosophique. Car au-delà d’une communauté d’esprit avec l’anarchie et l’anarchisme, c’est la dynamique de l’anarchisation qui semble plus concerner le mouvement de l’art. Et d’une manière profonde, intime et ontologique, plus encore peut-être qu’esthétique ou politique.

………………………….la suite …………………………..

Que l’on se souvienne des déclamations de Kazimir Malevitch en 1918 dans la revue Anarkhiïa à Moscou en 1918 : « Nous ouvrons des pages nouvelles de l’art au sein des aubes nouvelles de l’anarchie. (…) L’étendard de l’anarchie, c’est l’étendard de notre « moi » et notre esprit, libre comme l’air, va faire jaillir notre création dans les vastes espaces de l’âme. »1 Il est vrai que ces mots interviennent juste après le renversement de la monarchie tsariste, en plein essor révolutionnaire initié par les théories anarchistes de Bakounine pour qui l’art nous «ouvre des horizons illimités et dont personne ne peut prévoir l’aboutissement »2. A l’époque, l’anarchisme prône la lutte contre la misère et la pauvreté à travers une remise en cause de l’autorité de la hiérarchie et du pouvoir unique. L’anarchisation de la société est alors synonyme de liberté, d’émancipation et d’auto-organisation. Elle passe aussi par la violence et l’attentat. Pour Malevitch aussi il s’agit de dynamiter l’ancien régime de l’art qui ne fait que reproduire et non incarner la dimension véritable de l’être, de l’esprit et du monde. C’est avec le Suprématisme qu’il propose d’atteindre cet état ultime et d’accomplir la réalité transcendantale de l’art pour accéder à une autre dimension personnelle, physique et spirituelle. Mais pour cela, il faut que l’être nouveau s’affranchisse et s’émancipe. A priori, pas grand-chose à voir avec ce que nous vivons actuellement. Comment serait reçu un tel programme artistique et spirituel de nos jours ? Je crains bien que la communauté artistique et culturelle ne voie cela d’un oeil embarrassé sinon réprobateur. Si elle y portait toutefois un quelconque intérêt. D’autant plus que l’anarchisation a plutôt mauvaise presse ces derniers temps. En particulier quand elle est associée à la dérégulation néo-libérale de l’économie de marché et de la finance. Une anarchisation négative contre laquelle il faut lutter tant le fonctionnement international est devenu facteur de pauvreté, d’inégalités et de souffrances à travers le globe. Une anarchisation qu’il faudrait anarchiser en quelque sorte. C’est bien pourquoi la dynamique d’une anarchisation positive semble plus que jamais nécessaire, autant à l’échelle de la communauté mondiale que de celle de l’individu. Mais à quoi correspond le terme d’anarchisation plus précisément ? Quels enjeux représente-t-il aujourd’hui ? Notamment au regard de la création artistique telle que Felix Guattari l’envisage au sein de la Chaosmose et dans son ouvrage du même nom3 ? Ce sont aussi ces questions que l’Anarchisation Fiacoise n’a pas manqué de poser. Mais pour les introduire et les formaliser, rien de mieux sans doute que de partir des propositions des artistes eux-mêmes. Il me semble à cet égard que les signes délivrés par le duo Magali Daniaux & Cédric Pigot d’une part, et par le docteur Courbe d’autre part, incarnent bien certains enjeux actuels d’un tel mouvement.
Soleil noir et fonte des glaces
C’est sous l’emblème du soleil noir que le duo Daniaux-Pigot a placé sa participation à Fiac. Cette magnifique photographie d’une éclipse fictive prise dans le ciel du Tarn renvoie à l’étendard et au drapeau noir de l’anarchie. Peut-être aussi au fantôme du carré noir de Malevitch… Mais il s’agit avant tout d’un soleil inversé, du soleil menaçant et meurtrier de la fonte des glaces. Cette image stigmatise également les aberrations du comportement humain à l’égard de la planète que dénoncent les deux artistes dans leurs travaux engagés. Comme la vidéo Cyclone Kingkrab & Piper Sigma réalisée à l’aide d’une webcam de surveillance braquée sur la ville de Kirkenes, au nord de la Norvège, non loin de la frontière russe. Nous sommes à l’un de ces endroits de la planète qui commencent à être profondément affectés par le réchauffement climatique et la disparition de la banquise. Sauf qu’ici, ce sort funeste est synonyme de développement et d‘enrichissement. Kirkenes est en passe de devenir l’un des nouveaux points géostratégiques du globe avec l’ouverture très attendue de la fameuse voie maritime du nord-est qui va bouleverser les échanges et les équilibres mondiaux. Une voix et une histoire nappent les images de ce paysage de déréliction. Comme souvent chez les artistes, le son, le texte et l’image forment un triptyque fantastique et troublant, qui nous place entre réalité et fiction, comme sur le fil d’un rasoir. Mais le texte est aussi porteur d’une dimension transcendantale. Il propose une sorte de saut cosmique, en quelque sorte Suprématiste, « qui permettra de vaincre la perméabilité du temps et de l’espace » (cf. texte Révolution). Une autre installation plus abstraite montrait des moniteurs vidéo positionnés à plat diffusant des plages de couleurs associées à des pyramides de pigments disposées à même la surface des écrans. Comme dans Holi, la fête des couleurs hindoues, où la dispersion des pigments de couleur symbolise le processus de régénération physique et spirituelle. Mais ne serait-ce pas cette utopie que les deux artistes nous proposent d’envisager et de réaliser grâce à leur travail ? En tout cas, c’est en adeptes de la transe numérique qu’ils semblent bien installés dans cette dimension à laquelle ils nous proposent de nous initier.
Croix verte et coup de rouge
Un autre grand anarchisateur était présent à Fiac en la personne du docteur François Courbe. Communément appelé le docteur Courbe, on peut dire que François Courbe a eu très tôt la double vocation d’artiste et de thérapeute. Ce qu’il désigne sous l’auto-appellation d’« Artiologue » qu’il s’est taillée sur mesure. À l’image de la tenue de médecin dans laquelle il officie, avec les principaux attributs du soigneur occidental, vêtu d’une blouse blanche, portant un stéthoscope et prodiguant potions et ordonnances. Un temps doté d’une ambulance faisant office de cabinet mobile, le docteur Courbe a choisi de s’installer dans le café du village. Il est vrai que la grande salle unique du bar semble s’organiser autour d’un imposant billard recouvert d’un superbe tapis vert. Le vert et le rouge seront les deux couleurs de l’intervention du docteur Courbe à Fiac. Vert pour les croix de pharmacie agencées en forme de passerelle par-dessus le billard. Rouge pour la potion faite d’une cuvée spéciale de vin du Tarn que le visiteur pourra ingurgiter après être passé physiquement et littéralement sur le billard pour accéder à une table de soin où est inscrit le mot SANTAT. Chaque spectateur était invité au rituel de passage sur le billard où, une fois n’est pas coutume, guérir et trinquer allaient de pair. D’après l’artiste, ou plutôt le docteur, cette performance est aussi le moyen de raviver une certaine culture du café, « à la manière du XIXe siècle, comme milieu de contestation, de critique, de création ».
N’oublions pas que François Courbe s’est intéressé à certaines cultures non occidentales où les figures du médecin, de l’artiste et de l’anarchisateur, réunies dans celle du maître du désordre4 ne font qu’un. Il s’agit des cultures où les shamans font encore office. Ce n’est pas la première fois que Fiac nous renvoie à cette dimension. Toutefois, dans le contexte de Anarchisations, c’est sur le mode de l’humour et du burlesque, c’est-à-dire sur celui d’une subversion des signes et des codes, que François Courbe incarne et réactualise les enjeux d’une telle dimension. Une dimension que l’art n’a sans doute jamais tout à fait perdue, mais que nos regards et nos pratiques modernes n’ont eu de cesse de dénier et d’oublier. Et c’est en revendiquant une liberté d’expression tant physique que morale, sans oublier celle de l’« ivresse de la pensée », que le docteur Courbe propose de réactiver ces ressorts distendus. Ce qui nous engage aussi à reconsidérer la nature de la culture humaine. Pour une meilleure santé physique et mentale.
Démystifier l’anarchie
Dans son ouvrage La nature humaine, une illusion occidentale5, l’anthropologue américain Marshal Sahlins parle d’une « sublimation de l’anarchie » en occident. Afin de mieux comprendre le concept de nature humaine dans la société moderne, il reconstitue le « triangle métaphysique composé par les concepts d’anarchie, de hiérarchie et d’égalité ». À la base de cette triangulation, il y a l’idée que va démonter l’auteur, d’une nature humaine « cupide et violente qui livrerait la société à l’anarchie » si elle n’était pas maîtrisée. Pas très loin du péché originel et d’une vision « animale » de l’homme considéré comme primitivement bestial. Sahlins montre en quoi cette théorie « politique de l’homme animal sans foi ni loi » a pris des partis opposés : la hiérarchie contre l’égalité, l’autorité monarchique contre l’équilibre républicain, ou encore la régulation par un pouvoir extérieur contre la conciliation des intérêts communs et particuliers par une auto-organisation de l’intérieur. Mais au-delà du politique il s’agit d’une véritable création métaphysique propre à l’occident qui repose sur une opposition entre nature et culture. Une opposition que Sahlins dénonce sans détours : « Je pense que de toutes les traditions, pensée chinoise incluse, la tradition occidentale est celle qui méprise le plus l’humanité et la misérable cupidité originelle de notre nature, en soutenant que la nature s’oppose à la culture ». Par là Sahlins pointe « cette illusion occidentale » qui consiste à faire croire que l’homme a une mauvaise nature qu’il faut dominer et maîtriser. Outre que cette conception a des incidences dramatiques sur l’organisation sociale, il dit aussi combien elle peut être dangereuse pour la survie de l’espèce qui est ainsi condamnée à une relation faussée avec son environnement naturel et humain. Afin de corriger ce mouvement, Sahlins propose de considérer que l’état de nature n’existe pas en tant que tel. Et que pour l’homme en particulier sa nature c’est bien sa culture. Il recommande aussi d’aller voir du côté des formes d’organisation humaine non occidentales qui entretiennent avec la soi-disant « nature » une véritable relation sociale qui gage d’humanité. Ce qui a été banni de notre culture occidentale moderne. En d’autres termes, il s’agit de réanarchiser notre vision de la société en la désordonnant pour voir sur quel ordre elle est véritablement fondée. Ou comme dirait Clément Rosset, « dénaturer l’idée de nature », pour repenser les fondements de la culture de l’occident moderne, aussi bien à l’égard de la nature que de l’humanité à travers son organisation sociale et biologique.
De l’anarchisation à la chaotisation
Les deux termes d’anarchie et de chaos sont souvent synonymes. Mais c’est le second qui s’est imposé dans le domaine scientifique et culturel avec la fameuse théorie du même nom. Si le chaos n’a pas gagné l’organisation politique et sociale, il a dominé le monde de la physique et de la philosophie dans les années 70, quand l’objectif était de trouver l’ordre caché dans le désordre apparent. À travers l’image du chaos, l’enjeu étant aussi de parachever la rupture épistémologique engagée depuis le début du XXe siècle avec la structure « classique » d’une pensée et d’un monde organisés sur les principes de la dualité et de la bipolarité. Cette mécanique « chaotique » a aussi été importante pour les sciences sociales et politiques en substituant à certains principes moraux et idéologiques d’autres ressorts et d’autres images. Parmi celles-ci, celle de l’effet papillon a été particulièrement prégnante, le météorologue Edward Lorenz précisant toutefois que « si le battement d’ailes du papillon peut déclencher la tornade, il peut aussi l’empêcher ». Deleuze et Guattari vont théoriser cette avancée du chaos pour reformuler les idéaux de l’anarchie, de la pensée libertaire et d’une révolution à conduire. Ils précisent les enjeux de l’anarchisation, ou plutôt de la chaotisation, dans Qu’est-ce que la philosophie ? en 1916. Tout d’abord, ils déminent le rapport au chaos : « On dirait que la lutte contre le chaos ne va pas sans affinité avec l’ennemi ; parce qu’une autre lutte se développe et prend plus d’importance, contre l’opinion qui prétendait pourtant nous protéger du chaos lui-même ». Le philosophe et la philosophie sont en première ligne : « La philosophie lutte contre le chaos comme abîme indifférencié ou océan de la dissemblance … Les concepts sont ce qu’il y a de plus « solide », de plus protecteur dans ce chaos mental indifférencié qu’est la pensée. Ce qui protège, ce ne sont pas les opinions ; ce sont les concepts que l’on crée soi-même, qui nous permettent de penser le monde « à notre façon ». « Un concept est donc un état chaoïde par excellence ; il renvoie à un chaos mental rendu consistant, devenu Pensée, chaosmos mental ». De même que l’artiste et l’oeuvre, qui montrent une résolution intéressante de cette relation au chaos qui devient un facteur de création : « L’artiste se bat moins contre le chaos que contre les « clichés » de l’opinion (…). L’art n’est pas le chaos, mais une composition du chaos qui donne la vision ou sensation, si bien qu’il constitue un chaosmos, comme dit Joyce, un chaos composé – non pas prévu ni préconçu ». C’est pourquoi les deux philosophes établissent une relation directe du chaos au cerveau : « Le chaos a trois filles suivant le plan qui le recoupe : ce sont les Chaoïdes, l’art, la science et la philosophie, comme formes de la pensée ou de la création. On appelle Chaoïdes les réalités produites sur des plans qui recoupent le chaos (…) ; la jonction (non pas l’unité) des trois plans, c’est le cerveau. »
Auto-organisation et autopoïèse
À travers les figures de l’auto-organisation ou de l’autogestion, les concepts d’anarchie et de chaos concernent effectivement autant l’organisation de l’espace mental que celle du vivant. Et plus fondamentalement encore, celle de la structure de la matière et de la constitution de l’univers. Dans la suite directe de la réflexion sur le chaos va émerger au début des années soixante-dix le concept d’autopoïese proposé par deux biologistes, Humberto Maturana et Francisco Varela7. Leurs découvertes ont considérablement modifié la conception du vivant, qu’il soit d’ordre humain, animal, végétal. Notamment avec leurs recherches conduites conjointement dans les domaines des mathématiques, de la cybernétique et de la biologie. En particulier sur les mécanismes de la cellule biologique et des automates cellulaires qui va leur permettre de mettre au jour les mécanismes de l’autopoïèse. L’autopoïèse provient du grec pour (auto) soi et (poïèse) création. Créé par Maturana pour désigner les êtres vivants, ce terme désigne la propriété d’autocréation d’un système par lui-même. Ce système est séparé de son environnement par une barrière physique (membrane, peau…), qui est elle-même produite par le système. Le mécanisme de l’autopoïèse permet aussi de mettre en évidence qu’un équilibre s’instaure entre les tendances à l’ordre et au désordre. C’est à partir de ces recherches sur l’autopoïèse que Varela va révolutionner le domaine des sciences cognitives avec le concept de « l’énaction ». L’énaction propose une nouvelle vision de l’organisation des organismes et de l’esprit dans leurs rapports avec l’environnement. Elle stipule que l’être et le monde Co adviennent ou coexistent simultanément. Il n’y a pas de hiérarchie ou de domination entre l’un et l’autre mais une relation déterminée fondée sur la porosité, la réciprocité, l’interface et l’osmotique. C’est du moins ce que montre le comportement de la cellule biologique. L’un des objectifs de l’énaction est clairement de dépasser le dualisme cartésien ainsi que l’opposition entre subjectivisme et objectivisme. Elle représente aussi l’intérêt de poser la relation à l’environnement dans un rapport de co-détermination. Cette vision somme toute assez récente est très importante car elle replace le sujet ou le « je » dans une corrélation avec le monde environnant (ou la nature) et non dans un rapport dual de domination ou de soumission. C’est le jeu des interactions, ou des interfaces, qu’il faut observer, privilégier ou favoriser. Il s’agit aussi de dépasser l’opposition des concepts d’ordre et de désordre pour leur substituer une pensée de ce qui les relie. Felix Guattari a bien compris les enjeux d’une telle révolution conceptuelle et épistémologique. Une révolution qu’il va reprendre à son compte en rendant hommage à Varela dans l’un de ses derniers articles consacré à la mécanosphère et aux relations entre l’humain et la machine8 : « Une des directions prometteuses de ce travail serait sa jonction – toujours les interfaces ! – avec la réflexion de Francisco Varela sur l’autopoïèse, à savoir la capacité de certains systèmes de reconstituer en permanence leur structure. Varela a circonscrit le processus de l’autopoïèse aux systèmes vivants, les autres systèmes relevant, selon lui, d’une allo-poïèse. Mais il me semble que ce concept d’autopoïèse pourrait être élargi à tous les systèmes d’interface machinique …».
Vivre la chaosmose
L’apport considérable de Félix Guattari a justement été d’étendre le champ d’application de l’autopoïèse aux domaines de la philosophie, de l’art et de l’organisation sociale. Il va d’ailleurs reprendre la terminologie et les principes de l’autopoïèse pour les réagencer au sein de sa théorie de la Chaosmose : « Ce sont comme des foyers auto-poéïtiques créatifs, qui signent dans le même temps une instantanéité générale et des points de chaosmose qui s’affirment comme pures entités de création ». Dans le système de pensée et d’action de Guattari, nous sommes baignés dans un monde de chaos et de complexité contre lequel il faut lutter en le transformant en richesse. C’est ce que parvient à réaliser l’oeuvre d’art en tant que processus de subjectivisation. L’oeuvre participe de cette résolution car elle permet de réaliser une forme d’osmose ou de relation positive avec le chaos. Il ne s’agit plus d’opposer ordre et désordre mais de réaliser une jonction entre les deux états tout en se plongeant dedans : « L’immersion chaosmique, comme nous l’avons dit avec Deleuze, porte moins à la dissolution ou au spontanéisme délirant qu’à l’apparition de foyers de complexité, chaotiques, équivalents aux attracteurs étranges dans la théorie du chaos. L’ordre habite le désordre, le désordre habite l’ordre, et c’est seulement de cette double immanence que peut naître la véritable création. Avoir des coefficients de liberté, pour un artiste, ne signifie pas tomber dans le chaos absolu. C’est plutôt dans sa rencontre avec des obstacles techniques, matériels – plan de composition – que l’art, dans sa lutte contre le chaos, fait surgir une vision qui illumine l’instant, une sensation qui défie tout cliché. L’art lutte contre le chaos mais afin de le rendre plus sensible »9. À travers la figure de l’artiste et de l’art, Félix Guattari encourage l’individu à s’émanciper des systèmes d’assujettissement du sujet et de la subjectivité. Il propose aussi que l’oeuvre se libère des contraintes des modélisations de l’esthétique : « Il s’agit à chaque fois, dans une cure, de forger une oeuvre singulière. Les artistes sont, surtout depuis les grandes ruptures conceptuelles introduites par Marcel Duchamp, John Cage et d’autres, ceux qui travaillent sans filet, sans base, ils n’ont plus de normes transcendantes et travaillent l’énonciation même du rapport esthétique. Ils forment le noyau le plus courageux dans ce rapport de créativité, mais ils ne sont pas seuls : les enfants à l’âge de l’éveil au monde, les psychotiques, les amoureux, les gens qui sont atteints par le sida, les gens qui sont en train de mourir etc., sont dans un rapport chaosmique au monde. Les artistes forgent des instruments, fraient des circuits pour pouvoir affronter cette dimension… »10. On peut dire que fin des années 80, début des années 90, Guattari perçoit très bien les prémices d’un mouvement qui semble généralisé aujourd’hui, où chaque oeuvre de chaque artiste réalise une esthétique singulière et personnelle.
Anarchiser l’immanence ?
Par contre il dénie et rejette une dimension importante de l’alchimie de la culture et du vivant, celle de la transcendance à laquelle il substitue l’immanence, c’est-à-dire le principe de ce qui vient de l’intérieur du système, de ce qui est bien là, bien réel. Ceci en opposition à la transcendance qui représente ce qui est en dehors, ce qui est extérieur ou supérieur, comme l’idée de Dieu dont il s’agit justement de se libérer. « Ni dieu ni maître », pour reprendre le credo anarchiste. Pour Guattari aussi c’est le sujet qui est le créateur de sa propre individualité et subjectivité : « Reste l’exigence de trouver une trame ontologique au niveau du plan d’immanence, qui est quand même rigoureux, où le créateur part à la recherche des subjectivités partielles produites par ces foyers. Il ne recherche pas des libertés mythiques, il développe plutôt des libertés partielles extraordinaires ». Le plan de l’immanence exclut toute relation à la religion, à la magie, au mythe, à l’invisible, à la contemplation et à la transcendance. Mais pas à la métaphysique. Mais est-ce qu’avec le parti de l’immanence, pour ne pas dire le diktat, nous aurions eu l’art des Malevitch, Picasso, Mondrian, Duchamp, Matisse et bien d’autres encore ? Toute une histoire de l’art qui a été passée sous silence reste à faire et à réécrire tant il demeure délicat d’aborder ces questions dans la sphère bien rationnelle du monde occidental. Ne faudrait-il pas réanarchiser cette pensée de l’immanence pour la rouvrir à l’invisible et à l’inconnu, et la libérer en quelque sorte d’une prévalence d’un cogito essentiellement humain finalement trop ancré dans le sujet et ne tenant pas assez compte des interfaces possibles avec les dimensions et les énergies inconnues que la physique moderne entrevoit pourtant ? Est-ce que cela n’irait pas dans le sens de « l’écologie mentale » et de la décolonisation de l’imaginaire qu’encourage Guattari ? Et puis, cela permettrait enfin de pouvoir accueillir décemment dans le mode de pensée occidental toutes ces configurations soi-disant « primitives » qui ont fait l’humanité à travers les âges et dont il ne reste plus que quelques bribes. Ceci avant que l’on n’en perde la mémoire et avant qu’elles ne soient définitivement anéanties par la chaosmose occidentale. L’enjeu est important car là se joue la compréhension et l’enseignement d’une énaction perdue entre l’homme et son milieu qui pourrait bien servir de modèle ou de substrat pour la mise en place d’un nouveau schéma de co-évolution entre l’homme et son milieu. Ce que les sociétés occidentales ne veulent toujours pas voir, à nos risques et périls. Tel serait l’un des grands enjeux d’une réanarchisation de la pensée et de la création contemporaine.
Pascal Pique

1 Kazimir Malévitch, Pour de nouveaux confins, Anarchie, 30 mars 1918, in Le miroir suprématiste, K. Malévitch, deuxième tome des écrits, V. et J.C. Marcadé, Éditions l’Age d’Homme, Lausanne, 1977.
2 Michaël Bakounine, Confessions, 1857. 3 Félix Guattari, Chaosmose, (1992), Éd. Galilée, 2005. 4 Bertrand Hell, Possession et Chamanisme, Les maîtres du désordre,
Flammarion, Paris, 1999. Voir aussi l’exposition «Les maîtres du désordre», conçue par Jean de Loisy au Musée du Quai Branly du 11 avril au 29 juillet 2012.
5 Marshall Sahlins, La nature humaine, une illusion occidentale, Réflexions sur l’Histoire des concepts de hiérarchie et d’égalité, sur la sublimation de l’anarchie en Occident, et essais de comparaison avec d’autres conceptions de la condition humaine, Terra Incognita, Éd. de l’éclat, 2009.
6 Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Les Éditions de Minuit, 1991. 7 Francisco Varela et Humberto Maturana, Autopoiesis and cognition, Éd. D. Reidel, Boston, 1980. 8 Félix Guattari, Les systèmes d’interfaces machiniques, in revue
Terminal n°52, 1991. 9 Félix Guattari, Combattre le chaos, in revue Chimères, N°38. 10 Félix Guattari, Combattre le chaos, in revue Chimères, N°38.

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Commissariat :
Patrick Tarres, Directeur artistique de l’AFIAC
Pascal Pique, Directeur du FRAC Midi-Pyrénées
Jackie-Ruth Meyer, Directrice du centre d’art Le LAIT

Les artistes : Christian Ruby, Pablo Garcia, Medhi-Georges Lahlou, Thierry Boutonnier, Mathieu Beauséjour, Laurent Pernel, Estefania Penafiel Loaiza, Docteur Courbe, Magali Daniaux et Cédric Pigot

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Anarchisations – Conspire aujourd’hui / Inspire demain – Jackie-Ruth Meyer

Au Sud-Ouest, cristallisation et partage de sens

Reste la jungle. La chance sauvage des affinités électives et des élections singulières, l’amitié, vertu qui manque à l’appel et que devrait célébrer notre (…) siècle en mal de principes communautaires. Ces intersubjectivités radieuses rendent encore possible la rencontre d’oeuvres, au sens large du terme. Celles qui offrent des perspectives critiques, loin des pensées prédigérées vendues et promues par la mode de tout temps et en toute saison, celles qui font de la culture un moyen de s’emparer autrement du monde pour le vouloir autre, différent,(…).

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Michel Onfray. Politique du rebelle. Traité de résistance et d’insoumission.
Ainsi qu’il soit permis aux premiers éveillés d’éveiller ceux qui ne le sont pas encore.
Eloge de l’anarchie par deux excentriques chinois. Polémique du IIIe siècle traduite et présentée par Jean Lévi. Les Presses du Réel.
La période moderne a eu raison de toutes les illusions. Après la violence des deux guerres mondiales et le désenchantement de la période postmoderne, l’anarchie semble aussi peu crédible que tout autre espoir de transformer les sociétés dans lesquelles nous vivons. Pourtant, quelque chose a survécu. Selon Michel Onfray, de 1880 à 1920, un autre visage de l’anarchie a commencé à émerger, détaché des codes culturels du christianisme et du marxisme, par diverses voies scientifiques, philosophiques, sociales et plus particulièrement par l’art.* Il y a quelques décennies, les valeurs libertaires ont été réanimées par une génération qui imaginait la possibilité d’une liberté grandissante, adossée à la foi dans l’être humain, plutôt qu’à celle dans l’ordre, dans un dieu ou un dogme. Plus jamais, après Auschwitz, la barbarie ne pourrait dicter sa loi… On sait depuis qu’elle revient sans cesse, sans distinction de zones géographiques et de cultures, sous diverses formes et degrés selon les intérêts économiques en jeu et le niveau de démocratie mis en pratique. Et on n’ignore plus que la volonté de pouvoir n’est pas seulement l’apanage des Etats et des structures dominantes mais qu’elle est partout, jusque dans les relations humaines les plus proches.
Actuellement, la liberté est limitée dans tous domaines, sauf pour les petits et grands maîtres du monde, pour que le système économique et politique qui les sert, perdure. On finit par en perdre le goût, par en oublier le mot. La croyance en la capacité de l’être humain à s’élever au-dessus de son gène égoïste n’est plus à l’ordre du jour; on appelle plutôt de tous ses voeux la sécurité, dans l’espoir de vivre sans proximité déplaisante et sans accident, sous un toit, pour travailler et payer ses crédits jusqu’au bout… , en oubliant ce que l’histoire nous a appris des sociétés de surveillance. Ne plus jamais rêver d’un ailleurs plus aventureux, plus exposé, plus partagé, plus incertain encore… Simultanément, de petits groupes se forment dans de nombreux pays, certains initiés par la génération née depuis l’avènement de la société de l’information, autour de valeurs comparables à celles de l’anarchie, comme l’autonomie, la responsabilité et la liberté. Sans se référer à l’histoire politique ou à une quelconque philosophie anarchiste, Pirates et autres Indignés perturbent déjà le fonctionnement des partis au pouvoir dans certains pays occidentaux et inventent de nouveaux modèles politiques. Et la révolte inattendue et simultanée de populations dans plusieurs pays arabes, contre l’ordre dictatorial établi, a transformé tout à coup le jeu de cartes politique dans le monde.
Dans ce contexte, le projet Anarchisations, accompagné du sous-titre tout droit sorti d’un slogan de mai 68, Conspire aujourd’hui, inspire demain, a suscité une certaine excitation. Comme un soupçonde désir réanimant un horizon disparu. Comme la promesse d’une déconnexion, d’une respiration, d’une parenthèse ouverte et joyeuse. En réalité, le rendez-vous de l’été à Fiac propose toujours de sortir des chemins battus. Il y a une certaine tonalité autonome et irréductible dans l’air de ce village improbable qui s’est adonné à l’art contemporain et, de ce fait, à des expérimentations hasardeuses. Une échappée hors des standards culturels, mercantiles et institutionnels professionnels, mais aussi des idées reçues sur la vie rurale et la fatale tradition de conservatisme culturel des campagnes françaises. Non pas que ce village soit un espace idéal pour l’art et sa production, loin de là. On pourrait s’interroger sur les limites de l’exercice, notamment sur cette imbrication entre financements publics et accueil privé, qui génère des commandes éphémères adaptées à des contextes plus ou moins propices, dans des conditions parfois critiquables pour les artistes et les oeuvres. La générosité, l’ingéniosité des artistes et des organisateurs sont toujours requises pour que cette rencontre singulière avec le public puisse avoir lieu.
C’est un projet foutraque, mais c’est un moment particulier où la relation humaine est à l’origine de la création artistique, à l’échelle d’un village. Grâce au mode amical de coopération et d’entraide, la pratique de l’amitié prend ici toute sa dimension subversive et constructive. Robert Filliou considérait l’amitié comme le réseau éternel d’énergie créatrice. Par ailleurs, d’après Yona Friedman, les utopies sociales sont réalisables dans le cadre d’un groupe de dimension réduite, à l’intérieur duquel la persuasion entraînant le consensus reste pos¬sible.* L’événement se déroule dans un village d’environ huit cent cinquante habitants. D’année en année, le cercle des participants, des accueillants, s’agrandit, et on assiste aussi à l’apparition d’une tradition locale, issue d’une démarche non conventionnelle, sans objectif mercantile, sans peur du temps présent, dont les contenus se renouvellent à chaque session. C’est suffisamment rare aujourd’hui, particulièrement en France et hors des cercles privilégiés, pour être un événement en soi. Et la fête de village, d’un autre type, qui l’accompagne, parfaitement décalée, s’institue déjà comme une tradition insolite mélangeant les goûts et les couleurs.
Donc, après avoir contribué à la naissance de cette aventure, il y a onze ans, je revenais sous l’égide de l’anarchie. À un moment où l’art ne semble plus avoir de fonction sociale autre que celle d’être un vecteur économique, que ce soit pour contribuer à l’attractivité d’un territoire, pour assurer un patrimoine financier, privé ou public, ou encore pour intégrer une élite cosmopolite et ses valeurs d’échange, que signifie rassembler des artistes sur le thème de l’anarchie dans un village perdu pour un événement festif de trois jours ? L’avant-garde moderne a annoncé la révolution, a imaginé la transformation du monde plutôt que sa représentation, avant de s’interroger sur le modèle absolutiste que la forme pure et ses connexions politiques véhiculaient. Puis l’art contemporain, dans les années 60 et 70, a ouvert de nouvelles voies inspirées du quotidien, de l’environnement industriel et de la vie à l’américaine ; dans la rue plutôt qu’au musée et dans les galeries, il a fait émerger des utopies individuelles et collectives. La postmodernité et sa navigation dans les formes a libéré les symboles du passé de leur aura, par la juxtaposition temporelle et spatiale Aujourd’hui l’art dénoue les genres, les catégories, les hiérarchies, la séparation et l’uniformisation des cultures, la spécialisation des connaissances, le dogme de la rationalité, la réalité dans ses rapports à la fiction, les liens entre l’histoire personnelle et l’histoire collective, le global et le local… À tout moment de l’Histoire, la force de l’art, celle qui permet de capter l’esprit du temps et de l’activer, a été de résister aux pouvoirs en place ; à tout moment sa faiblesse, c’est à dire la restitution de productions sans justesse ni impact, a été la conséquence de la soumission à ces mêmes pouvoirs. Aucune idéologie n’a effacé la singularité, aucune bannière n’a maintenu les formes artistiques à l’identique,aucune contrainte n’a pu faire disparaître l’approche individuelle du monde. L’art est toujours issu de la vision sensible d’un individu singulier marqué par la société qui l’entoure. Individualité, résistance, pluralité des voies, curiosité de l’autre, recherche permanente de liberté, implication et critique sociale, reformulation de sens : l’art a aujourd’hui pleinement les caractéristiques de ce qui pourrait être considéré comme une anarchie post historique.
La façon de travailler ensemble, avec Patrick Tarres et Pascal Pique, à trois curators, nous a d’emblée impliqués dans une mise en pratique du concept annoncé, étendant ainsi son influence au-delà d’une théorisation dont seuls les artistes seraient redevables. Pas de plan général, pas de réunions incessantes de vérification d’une ligne esthétique dominante ; confiance et rebondissements libres de l’un à l’autre. Mise en pratique de l’adage des anarchistes catalans (a contrario de «ma liberté s’arrête là où commence celle des autres», formule éducative populaire) : ma liberté commence là où commence celle des autres. L’amitié, les idées, le rire et le vin circulant, la méthode a été vérifiée par le résultat, la création d’un moment artistique de partage et de plaisir. Si je vais m’en tenir ici à écrire quelques mots sur les oeuvres créées par les artistes que j’ai invités personnellement, j’aurais pu aisément adopter les autres, proposés par mes collaborateurs. Chacun apportant une conscience critique et une restitution poétique en partage, chaque artiste présent dans cette édition 2011 de + si affinité, a constitué une partie essentielle de ce tout vivifiant, réjouissant pour les yeux et déroutant pour l’esprit.
Le travail de Laurent Pernel trouve son autonomie formelle par le jeu avec le contexte, non sans rappeler librement les ouvertures de Duchamp, de Beuys ou de Warhol. Invité chez Heidi et Finn Bosky et Frank Jelken, il a réalisé trois oeuvres, un film vidéo, une sculpture monumentale et une installation d’une oeuvre vagabonde, suspendue entre les arbres du jardin. La vidéo, Finnland, montrée dans le garage au milieu des outils, des motos et autres instruments de la vie à la campagne, a esquissé le portrait de l’adolescent de la famille, à un âge où la création de soi émerge d’une conscience encore laiteuse du monde extérieur. Finn est seul, parfois accompagné par le chien, il se déplace dans la propriété, saute sur le trampoline, part en moto à travers champs, s’assied sur le drapeau noir surdimensionné, confié par l’artiste, pour regarder le paysage… . Selon la situation, le signe de l’anarchie se transforme en tapis exaltant la rêverie romantique, en tissu abandonné dans la piscine après les beaux jours, en étendard balayé par le vent… L’anarchie est ainsi dépouillée du principe symbolique hérité du passé, tandis qu’un individu en formation prend la mesure de lui-même, à travers son environnement, par les défis que celui-ci lui pose, le champ d’action qu’il peut y trouver et les images mentales qui peuvent le construire. Tout est encore ouvert, rien n’est définitivement arrêté, l’évolution intérieure est au travail. La dernière image du film capte la violence obscure et flamboyante du principe vital dans les yeux de l’adolescent. Le Manège. Dans le jardin, les panneaux électoraux récupérés des dernières élections dans le village forment un monument en se greffant sur le trampoline. L’immédiateté du sens et son ironie directe à propos du jeu politique se double d’une réflexion sur la sculpture et sa forme par excellence, le monument. Improvisé avec des éléments trouvés sur place, éphémère, construit en kit, ses textes et images brouillés par l’exposition au temps, devenu décor de jardin, il a perdu toute fonction de représentation idéologique. Toutefois, sa dimension, sa forme et sa situation centrale rappellent son pouvoir antérieur comme un fantôme encore présent dans les lieux. La dernière pièce, intitulée Garde à vous, est un hamac aux couleurs bleu, blanc, rouge. Elle poursuit la déstabilisation en mettant l’accent sur la question d’identité nationale, à nouveau chargée d’enjeux politiques dans l’actualité des discours. Elle est réduite au rang d’une marque, qui identifie un objet design et le rend attractif. Cette oeuvre, recréée à l’échellepour l’occasion, a déjà investi d’autres espaces d’exposition et son sens flottant se cristallise par le contexte de son apparition. Le hamac est ici installé dans le jardin d’étrangers venus travailler en France ; on peut y lire la suggestion d’un détachement serein et jouissif à partager avec les visiteurs, alors que le titre indique ironiquement le contraire. C’est dans ce balancement, par l’apprivoisement du paradoxe, que la re-création et le partage du sens peuvent s’effectuer.
Estefania Penafiel-Loaiza, accueillie par Christophe Tellez, a utilisé les compétences musicales de ce dernier pour accompagner live la vidéo diffusant une performance donnée dans d’autres lieux, qu’elle reformule à heures irrégulières dans le village, entre deux conversations autour d’une table bien mise. En quelque sorte elle met en scène les conditions de l’art : la création naît du partage de nourritures sensibles. La performance, qui consiste à lire à l’envers les vingt constitutions que le gouvernement de son pays d’origine, l’Equateur, a connu successivement de 1830 à 2008, est saisissante. Juchée sur un haut siège, comme un oiseau annonciateur, l’artiste opère sur les places ou au détour d’une rue, de façon sporadique et aléatoire, en choisissant l’espace propice, au gré de ses déambulations. Soixante-deux gouvernements successifs de 1830 à 1948, de différents types, présidentiel, militaire ou dictatorial, des territoires qui changent de nationalité, des guerres, des coups d’Etat, des soulèvements populaires et des manifestations pacifiques. L’Equateur est un pays instable. L’artiste évoque cette réalité et, par le rituel de la performance, actualise des pratiques primitives ou religieuses dont le sens ou l’intention ne sont pas explicités. Cela n’est pas sans évoquer des formes artistiques qui se sont particulièrement développées en Amérique latine, vers le milieu du XXe siècle, désignées comme «réalisme magique». La théâtralité de l’action, son mystère, captent l’écoute des passants, alors que seule est annoncée la lecture inversée des constitutions par un petit document mis à disposition. L’accès direct au sens est bloqué pour favoriser une approche par d’autres dimensions sensibles. La répétition de la performance dans divers lieux et la restitution de l’ensemble, avec la lecture des textes à l’endroit, dans un film vidéo, constituent petit à petit un tissage à long terme d’images et de mots, selon les circonstances audibles ou non. L’impact humain et social des lois édictées par les Etats va au-delà du temps et des territoires qu’elles concernent, au-delà du sens qu’elles contiennent.
Une deuxième oeuvre, Vent d’Est, est constituée par l’inscription à l’encre, à l’aide d’un tampon, sur les feuilles de l’arbre devant l’église, d’une phrase signifiant « il y a des raisons », en caractères grecs. Elle est issue des slogans des mouvements de protestation populaire, à Athènes, à la suite du plan d’austérité imposé par les banques et la Communauté européenne. Là encore l’artiste transpose des mots et du sens dans d’autres lieux avec une temporalité décalée, ralentie ; c’est le vent qui égrènera petit à petit les feuilles de l’arbre tatoué dans les environs. Les décalages temporels, la dispersion spatiale, la rupture avec l’expression ordinaire du sens, l’irruption de ce qui est latent sont les moyens de l’art pour accéder au réel et en modifier la perception.
Mathieu Beauséjour, reçu par Hubert Javelot, a suscité un climat inquiétant dans l’ensemble du village par l’oeuvre intitulée This is not a riot. Un enregistrement fait d’un montage d’éléments sonores disponibles sur You Tube, saisis lors de manifestations urbaines à Londres, Toronto, en Grèce et en Égypte, est venu interrompre la paix des lieux. Chaos, hurlements, fureur, répression. L’artiste a choisi d’utiliser les sons relatifs aux révoltes contre les autorités. Diffusé à plusieurs endroits, invisible, arrivant par surprise, le son d’une rébellion non identifiée s’impose comme une irruption brutale de l’extérieur. Par contraste le village apparaît tout à coup coupé du monde. Un univers clos, protégé, où des habitants sereins, des amateurs d’art et de promenades insolites, des artistes et desoeuvres se côtoient sur fond de campagne rieuse sous le soleil, comme une utopie éphémère ou une publicité mensongère. La fiction générée par la diffusion sonore induit le réel et sa menace dans le champ. Ces sons envahissants, après le premier effet de surprise et d’interrogation, s’adressent, au-delà de la faculté de comprendre ou non le leurre, à un niveau émotionnel primitif générant la peur et le malaise mais aussi paradoxalement l’excitation et l’espoir. Puis un troisième niveau de perception situe cette forme sonore dans le contexte du monde, des révoltes et des cris qui hantent notre mémoire historique et notre actualité, marquée par les révoltes du «printemps arabe». Mathieu Beauséjour a également activé une performance dans une ruelle du village. De façon régulière à certains moments de la journée, il s’est installé devant la porte d’une maison, en dépliant une table comme s’il installait une échoppe. Habillé selon le code vestimentaire du monde des affaires, devenu une norme générale, chemise, cravate, pantalon à pli, il a déplié son commerce d’argent, qui consiste à transformer des piles de dollars en lamelles de papier de couleur. Avec l’attirail du vendeur, du banquier ou de l’usurier, avec ses outils, son apparence et son pouvoir de séduction, l’artiste brave l’interdit de la destruction de la monnaie, propriété des États et symbole du pouvoir capitaliste. Il affronte également un tabou moral, l’argent représentant la possibilité de vie et d’insertion sociale pour de nombreux démunis. Son sourire et ses pieds nus, contrastant avec ses vêtements de banquier, affichent son ironie avec insolence et gaieté, non sans rappeler Dada et Fluxus et leurs provocations salutaires. Ses pieds nus renvoient simultanément à des images de misère et d’esclavage. La performance a lieu dans la rue, l’artiste s’expose à tous tandis qu’il détruit symboliquement la valeur d’usage de l’argent pour en offrir la valeur d’échange. Sans paroles, ambigu, utilisant des images et des symboles du pouvoir absolu dans notre société, suscitant le débat, il implique le spectateur dans un travail de réflexion pour une dispersion et une reconstruction collective de sens.
Jackie-Ruth Meyer
*Michel Onfray. Politique du rebelle. Traité de résistance et d’insoumission. Biblio essais. *Yona Friedman. Utopies réalisables. (Nouvelle édition). L’éclat.

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Commissariat :
Patrick Tarres, Directeur artistique de l’AFIAC
Pascal Pique, Directeur du FRAC Midi-Pyrénées
Jackie-Ruth Meyer, Directrice du centre d’art Le LAIT

Les artistes : Christian Ruby, Pablo Garcia, Medhi-Georges Lahlou, Thierry Boutonnier, Mathieu Beauséjour, Laurent Pernel, Estefania Penafiel Loaiza, Docteur Courbe, Magali Daniaux et Cédric Pigot

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Pierre Capelle – Fantasmagoria – + si affinité 2010

Pierre Capelle

Viterbe  2010  –  + si affinité  Fantasmagoria

Un événement de l’AFIAC

Commissaire d’exposition : Pascal Pique

Directeur artistique : Patrick Tarres

L’artiste était reçu par l’association Shazam.

Pierre Capelle

Nos pensées qui [apparemment] nous viennent comme ça, ce sont les arbres qui nous les envoient. Les arbres, je les considère comme notre antenne cosmique. L’arbre est un émetteur – récepteur. Il ne nous vient pas à l’idée que les arbres sont au courant de tout
ce qui se passe. Tout ce que l’on pourrait apprendre de l’au-delà [des mondes invisibles] passerait par ce médium là. Il y a une grande différence entre le fonctionnement de l’être humain et celui de l’arbre. L’être humain est obligé de servir de véhicule à son âme, alors que l’entité de l’arbre est associée à la matière en étant en  dehors de cette matière,
ce qui fait que l’entité a à sa disposition l’espace planétaire tout en restant avec la ‘matière arbre’ en contact permanent. Les arbres, et certainement d’autres habitants de notre planète, sont des êtres incompris et inexploités par la conscience humaine…
Les gens peuvent entrer en communication avec l’arbre et ne pas revenir, l’arbre peut tuer.
Il est hors de question que je quitte mes ‘patients’ de l’oeil c’est pourquoi je ne peux pas mettre aux arbres plus de 5 ou 6 personnes.
J’ai remarqué une chose : sur la table, je peux maîtriser une transe,  à un arbre, je ne peux pas, c’est pas moi le patron, on ne peut qu’attendre. À partir du moment où je suis pas capable d’arrêter un processus, je préfère arrêter assez tôt… sur la table je contrôle… là au contraire
je cherche à ce que le processus de transe dure le plus longtemps possible.

Pierre Cappelle

Pierre Capelle Pierre Capelle Pierre-Capelle-4 Pierre Capelle

 

Evor – Résidence d’artiste au Collège Marcel Pagnol Mazamet

Evor

Résidence d’artiste au Collège Marcel Pagnol Mazamet

« Grenadille »

Grenadille sculpture réalisée dans le cadre de sa résidence au collège Marcel Pagnol

« Grenadille est une sculpture onirique réalisée lors de la résidence 2009/2010 au collège Marcel Pagnol de Mazamet. Elle s’inscrit dans une thématique proposée à tous les élèves autour du végétal. Si « Grenadille » s’inspire formellement d’une fleur de la passion, elle n’en est pas moins une interprétation.

Ce végétal inconnu, sombre et dénué de toute chlorophylle peut évoquer une possible machine de destruction, un satellite hybride mi high-tech mi-organique dont les facettes miroitantes captent le reflet des intrigués. Les excroissances, boursouflures et filaments de ce totem se déploient comme autant de mutations générant un sentiment ambigu entre attraction et répulsion, séduction et inquiétude. »
Evor
Grenadille a été réalisée par EVOR dans le cadre d’une résidence de création au Collège Marcel Pagnol à Mazamet dans le Tarn, année scolaire 2009 / 2010.
Cette résidence a permis d’établir un partenariat avec L’espace Apollo qui a reçu une exposition des oeuvres récentes d’EVOR du 6 au 22 janvier 2010.
Grenadille a été montrée pendant les trois jours de l’événement + si affinité dans l’église de Jonquières appartenant à Mr Charles Martin.
Commissariat : Patrick Tarres

evor exposition Apollo evor exposition à l'Appollo Mazamet

Arnaud Maguet – Fantasmagoria – + si affinité 2010

Arnaud Maguet

Viterbe  2010  –  + si affinité  Fantasmagoria

Un événement de l’AFIAC

Commissaire d’exposition : Pascal Pique

Directeur artistique : Patrick Tarres

L’artiste était reçu par les bénévoles de l’AFIAC.

Arnaud maguet

Voyage au centre de la Terre  de Henri Levine / 1959 avec James Mason, Pat Boone et Arlene Dahl / Studios Walt Disney
un ciné-concert par King Kameha & WarmBaby proposé par Arnaud Maguet
La nature illusionniste du cinéma est une nature au second degré. (…) Les appareils, sur le plateau de tournage, ont pénétré si profondément la réalité elle-même que, pour dépouiller de ce corps étranger que constituent en elle les appareils, il faut recourir à un ensemble
de procédés techniques particuliers. Walter Benjamin in L’oeuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique (1936)
Après un copieux dîner thématique (brochettes de taupes et salade de courtilières accompagnées de carottes, betteraves et pommes de terre accommodées de diverses
manières) et le soir enfin tombé, la séance peut commencer. Entre l’église et la mairie (les deux mamelles de la France qui demande à d’autres de se lever tôt), le dispositif est en
place depuis plusieurs heures : une camionnette garée en travers de la rue, la porte latérale ouverte laissant apparaître un projecteur 35 mm ; une machine à fumée à forte capacité ;
une table sur laquelle, reliés par un entrelacs de câbles, se trouvent un synthétiseur analogique (Roland SH- 101), un theremin, un delay à bande, une reverb à ressort, un microphone sur pied, diverses percussions (cloche, maracas, vibraslap…), une platine
vinyle, une console de mixage et une guitare (Rickenbacker WaveCrest 1962) branchée via un savant réseau de pédales (que nous préférons ici ne pas dévoiler) à un amplificateur Vox
AC15. Voilà pour ce qui est préparé et, autant que ces anciennes technologies puissent l’être, sous contrôle. Le reste sera improvisé et ne dépendra pas plus du musicien et nonmusicien
qui ont pris place derrière les instruments que de la direction du vent et de l’opérateur qui oriente la propagation de la fumée. La rue s’opacifie. On entend d’abord le rapide cliquetis caractéristique du projecteur. Le faisceau lumineux est enclenché. La musique commence
sur les premières images du générique qui, lorsque la fumée rencontre la lumière au point focal préalablement choisi, apparaissent. Pendant deux heures les bruits s’organisent parfois
en mélodies comme surgissent parfois nettement les protagonistes et leurs actions dans les volutes éparses – pas vraiment comme raconté en 1864 par Jules Verne, pas vraiment non plus
comme raconté en 1959 par Henry Levine. Un volcan islandais, une caverne de cristaux multicolores, des lézards géants, une forêt de champignons, une mer souterraine, les ruines
d’une cité antique, une éruption puissante, des poursuites et des bagarres, quelques hommes, une femme et une happy end – tous ces éléments sont souvent plus nets dans la mémoire
des spectateurs que dans la rue face à eux. Quelques bribes de dialogues tirées d’une version enregistrée pour les enfants dans les années 70 et gravées sur microsillons sont aussi
parfois audibles. Tous les indices sont bons à prendre dans cette narration hétéroclite qui, à force de brouillages visuels et de désynchronisations sonores, se rapproche de la définition du
cinéma discrépant telle que l’énonce en 1951 Isidore Isou dans son Traité de bave et d’éternité. Le rapport au spectacle et au spectateur, comme théorisé par le lettriste, est rude autant pour les artistes que pour le public. Ce dernier, n’étant d’ailleurs (contrairement
aux premiers) pas obligé de rester jusqu’à la fin de la projection, quitte peu à peu le théâtre des opérations.

Lorsque le générique qui clôt la séance est enfin légèrement visible, ils ne sont que peu à essayer de le déchiffrer.
Quelques-uns applaudissent.
Cette technique de projection d’images cinématographiques surde la fumée (ensuite re-filmées) était utilisée par Georges Méliès pour créer l’illusion de la présence fugace d’un spectre à l’écran. Le seul fantôme qui, ce soir de juin 2010, soit apparu avec certitude est celui de l’histoire de la falsification de l’Histoire par la société spectaculaire marchande – en des termes moins présomptueux, une vaste fumisterie perpétrée avec la plus grande application.
Arnaud Maguet

 

Arnaud Maguet + si affinité 2010 Arnaud Maguet + si affinité 2010 Arnaud Maguet + si affinité 2010 Arnaud Maguet + si affinité 2010 Arnaud Maguet + si affinité 2010

Marianne Plo – Fantasmagoria – + si affinité 2010

Marianne Plo

Viterbe  2010  –  + si affinité  Fantasmagoria

Un événement de l’AFIAC

Commissaire d’exposition : Pascal Pique

Directeur artistique : Patrick Tarres

L’artiste était reçu chez Edwige Mandrou, Mathilde Coste et Aissam Belmiloudi.

Marianne Plo + si affinité 2010 de fiac à viterbe

A Fiac, Marianne expose cinq dessins format grand aigle aliénés à cinq sculptures au sol. Ces dessins sont des représentations libres de catastrophes naturelles ponctués de personnages et de signes issus de la mythologie mais aussi de la pop culture –le séisme – l’avancé du désert –l’éruption volcanique. La fête foraine où la nature reprend ses droits peut être une vision post apocalyptique du parc de Bambi – Welcome in neverland –. Dans son dessin « We don’t need another hero » on peut voir les signes précurseurs du cataclysme, la chauve-souris est un messager de mauvais augure. Ce Batman, héros à double personnalité dont la schizophrénie est liée à la folie de Gotham (la cité), plane au-dessus de nos têtes. Que la folie
des hommes… Chaque dessin dialogue avec sa forme. Les formes rochers sont comme des extractions du tableau, parfois évocation ou détail, ils sont le complément d’enquête de leur dessin, de leur modèle. Autant de pistes que le spectateur-détective doit utiliser pour appréhender l’installation globale.
Ici, à Fiac, outre la décontextualisation de l’espace galerie vers un espace « naturel », l’ironie du jeu réside dans le plaisir de vagabonder dans cette galerie en plein air qui est finalement une fosse à purin – la fosse aux lions ? –. La fresque « maso maso » est un travail purement in situ, une déformation fantomatique du classique test de Rorschach. Sa forme symétrique sans l’être nous renvoie encore à l’idée du double, double visage, double face (rien n’est visible sous un axe unique). Formellement il synthétise les motifs-rochers décolorés. Tentative d’épurer – la tentation du purin –.
Violaine Sallenave

Marianne Plo + si affinité 2010 de Fiac à Viterbe

Marianne Plo + si affinité 2010 de Fiac à Viterbe

Marianne Plo + si affinité 2010 de fiac à viterbe

 

Gilles Conan – Fantasmagoria – + si affinité 2010

Gilles Conan

Viterbe  2010  –  + si affinité  Fantasmagoria

Un événement de l’AFIAC

Commissaire d’exposition : Pascal Pique

Directeur artistique : Patrick Tarres

L’artiste était reçu chez la famille Jullien.

gilles conan + si affinité 2010 fiac

mes fantômes
brigitte et pascal sont les heureux propriétaires d’un château du 17ème où des paons et la parole se promènent en liberté.
brigitte s’occupe des chambres d’hôtes et pascal consacre une infime portion de ces journées hyper-actives à son métier de plaquiste. je crains la chaleur, et celle de fiac m’avait déjà éreinté, en tant que visiteur, à plusieurs reprises.
être acteur, derrière ces murs épais et en dessous de ces arbres bi-centenaires, était dès lors
d’autant plus appréciable. un plaquiste est toujours le bienvenu, particulièrement dans l’art contemporain, qui plus est quand on travaille la lumière, alors être accueilli par un plaquiste châtelain, c’était parfait.

gilles conan rr + si affinité 2010 fiac
loglo( rr )
logo ( rr ) fût donc implanté sur un support en placo, dans la salle de réception coupée en deux pour l’occasion par une cloison en placo et dont les portes fenêtres étaient occultées, pour créer ‘le noir’, par des plaques en placo. les visiteurs rentraient par groupes  réduits, après quelques minutespassées dans une antichambre pour les préparer à la pénombre et à la fraicheur de la pièce de monstration.
loglo( rr ) était constitué de deux néons symétriques imbriqués. ces deux morceaux de lettres
(en l’occurrence deux parties de r) provenaient de l’oeuvre de mario nanucchi présentée sur la façade de l’usine hydro-électrique de l’edf bazacle à toulouse, lors du printemps de septembre 2009. tous les autres éléments de cette installation, qui rayonnait coming from nowhere, going from nowhere, avaient été détruits, sur site, au démontage et rien d’autre n’avait pu être épargné. quelques mois plus tard, du 7 janvier au 21 mars 2010, rollin’ (what goes up must come down)’ prit forme rotatoire sur la même façade de ce bâtiment en bord de garonne.
le printemps de septembre se déroulant principalement en octobre,  coming from nowhere avait précédé de quelques mois ce projet, pourtant impulsé en amont.

gilles conan logo rr + si affinité 2010 fiac

à l’instar du pont des catalans, situé dans la champ de vison du bazacle, coming consommait
10kw/h. pour rollin’, qui consommait
300w/h, le pont fût éteint.
à l’instar d’antoine perrot qui a réalisé moi aussi, j’ai fait une oeuvre en néon, je pourrais énoncer : moi, je n’ai pas fait mon oeuvre en néon. ancien éclairagiste, habitué à cacher
ces sources, je n’étais jusqu’alors interdit l’usage de ce matériau … par choix ‘préservatif’, par inadéquation avec les environnements phénoménologiques à créer, à cause de la fragilité
et de la graduabilité aléatoire du matériau, par influence de l’art cinétique et des artistes du ‘light and space’ et rejet d’une certaine facilité néonifiée. cette antithèse témoignait donc d’un
choix , mettant entre autres en jeu le recyclage.

gilles conan rr + si affinité 2010 fiac
ce bleu électro, cet outre-mer de costa del sol, ce bleu kersalé, bien souvent utilisé pour les enseignes et les surlignages architecturaux … n’en était pas un.
loglo( rr ) s’apparentait à un amalgame gémellaire, à une enseigne, à un symbole de marque, à une aire de jeu, à un plan du château (d’après les échos de visiteurs) … mais, plus que
la forme, les phénomènes électriques et cognitifs faisaient oeuvre. contrairement à la plupart de mes réalisations cinétiques, l’aléa était introduit, non pas par le code informatique, mais par les réactions du matériau propres à certaines intensités et, par l’état perceptif et
sensoriel du regardant. la consommation électrique importante du néon était réduite par
un rapport de 10 grâce à une programmation adéquate biphasée. une période de longues phases d’allumages à très faibles intensités créait des vibrations lumineuses aléatoires des gaz emprisonnés, qui se dilataient et contractaient dans le verre.
à la fois, dysfonctionnement provoqué, éther électrifié et ectoplasme emprisonné.
l’autre phase, répétée plusieurs fois, intercalait de brefs allumages violents
à forte intensité (1s) et laissait, ensuite les visiteurs dans le noir (10s), face aux surimpressions successives créées par leur persistance rétinienne. la latence phosphorescente statique
du néon éteint venait s’ajouter et se confondre à ces perceptions fantasques aux mouvements et aux vivacités propres à chacun. je suis un peu simple, je réponds au pied de la lettre. pour résumer,
loglo( rr ) était le fantôme d’une oeuvre qui permettait à chacun d’expérimenter ces fantômes.
un bon fluo est un fluo mortun déséquilibre en équilibre. de la décroissance en excroissance.

un bon fluo est un fluo mort prit ses aises dans le parc arboré et pelousé du château.il s’étendait en trinité sur trois zones géométriquement délimitées distinctes, telles des cimetières où, comme souvent, les enfants pouvaient jouer. américains, canadiens, belges,
néo-zélandais, sénégalais, toulousains, ariégeois … même combat … plutôt allemands et
hollandais d’ailleurs (osram, sylvania, philips) … si ce n’était chinois.

gilles conan rr + si affinité 2010 fiac
231 tubes fluorescents (77 par zone) furent plantés dans le gazon du parc, après traçages au cordeau. positionnés à la verticale, ils tentaient de respecter un angle de libertéaléatoire entre 0° et 0°. ils pointaient, d’une certaine façon, différentes mémoires industrielles ou domestiques, individuelles ou collectives, rassemblées dans l’éphémère de la manifestation. la nuit, la clarté de la lune pouvait faire ressortir leur blancheur spectrale.
tesla aurait peut-être pu les rallumer par la force de son ‘énergie universelle’, et en faire spectacle. ces tubes usagés, issus d’un centre de collecte de la région, y furent rapportés, par la suite, afin d’y être effectivement recyclés pour en extraire le mercure et être réduits en poudre. première oeuvre de la série now (pour no watt), elle renvoyait à la démarche de l’association négawatt, qui ouvre un axe de réflexion et d’action et, qui essaime, aussi, dans quelques propagandes repeintes.

gilles conan + si affinité 2010 fiac
remerciements : brigitte, pascal, société delec, patrick, yves, pascal, nicolas, jean, evor pour son éventail,tous les bénévoles et gely non remerciements :adam marquages groupe
gilles conan

Totems sans Tabous par Pascal Pique

Totems sans tabous
par Pascal PIQUE

En dix ans, les habitants du village de FIAC se sont inventé une nouvelle coutume avec + si affinité et un nouveau totem avec l’art contemporain. Soit, un rendez-vous impromptu avec la création contemporaine chez l’habitant, où les artistes, les familles et le public pratiquent trois jours durant, à la période du solstice d’été, un cérémonial unique en son genre. Cette pratique consiste à réinventer à chaque fois une autre façon de créer, une autre manière de donner et de recevoir, tout en renouvelant le rituel de partage de l’exposition.

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En dix ans, de multiples expériences ont pu êtres ainsi tentées. Elles ont aussi bien touché à l’espace physique et social qu’à l’intime, l’imaginaire, voire le magique. En particulier avec les deux dernières éditions intitulées Trans-rituels qui ont largement fait appel à des cultures et à des concepts non-occidentaux.
Pour cette dixième édition, le désir est de tirer une sorte de quintessence de ces approches tout en projetant leur potentiel dans l’avenir. À travers ce titre, le mot « totem » fait référence à la nécessité très actuelle de rétablir des continuités entre l’humain et son environnement, qu’il soit naturel, social, ou spirituel. Tel qu’il a été envisagé par l’ethnopsychanalyse, le totémisme a longtemps été marqué par une vision « occidentalo-centriste » stigmatisant la rupture entre l’homme moderne et les populations dites « sauvages » ou « primitives ». Ce qui a aussi permis, de Freud à Lévi-Strauss, de jeter les bases d’une nouvelle approche des organisations humaines en reconsidérant les passerelles entre espace physique et espace psychique. Reconsidérer le totémisme aujourd’hui, engage autant à revoir nos processus d’identifications avec notre entourage naturel ou social, qu’avec nos modes de productions de bien matériels et culturels.
Cette démarche croise nombre de tabous auxquels la civilisation occidentale se doit de faire face. Le phénomène du tabou, souvent associé à celui du totémisme, renvoie à l’interdit, au silence, et bien souvent à l’évitement. Les processus de « détabouisation » peuvent être considérés comme des facteurs d’émancipation, des passages obligés pour effectuer des sauts ou passer des caps. En même temps, les tabous peuvent être vus comme des garants de stabilité, d’harmonie et de cohésion interne, tant au niveau individuel, que familial ou social.
Que faire en effet de nos tabous, qu’ils soient personnels, intimes, ou bien collectifs et mondialisés ? Que faire aussi de ces totems modernes, actuellement en crise, comme l’argent roi et le profit individuel, les déferlantes d’images standardisées, ou la surmédiatisation ? Ne faut-il pas dépasser certains tabous pour inventer d’autres totems ? Telles sont les questions et les paradoxes qui soustendent cette dixième édition de Fiac, en misant sur les énergies croisées des artistes des familles et du public en vue de projeter une autre socio cosmogonie. Ceci, sans oublier que le totémisme peut aussi être un système d’aide et de protection mutuelle, une méthode permettant aux membres d’une même collectivité de reconstruire ensemble une autre vision du monde.

Freud et Lévi-Strauss en invités d’honneur

Replacer Fiac et l’art contemporain dans la double perspective de Freud et de Lévi-Strauss, ces deux figures tutélaires de la pensée moderne, peut sembler anachronique et dépassé. Qui plus est, quand le titre « Totem sans tabous », renvoie effectivement au face à face largement débattu de leurs approches respectives à travers leurs deux ouvrages « Totem et tabou » (1913) et « Le totémisme aujourd’hui » (1962). Lévi-Strauss a démontré les limites et les incohérences de Freud, en critiquant son réductionnisme des concepts de totémisme et de tabou, et sa théorie de l’origine de la culture, qui renvoient exclusivement au meurtre du père, à l‘interdit sexuel et au complexe d’Oedipe. L’anthropologue ayant précisé que : « Le totémisme est d’abord la projection hors de notre univers, et comme par un exorcisme, d’attitude mentales incompatibles avec l’exigence d’une discontinuité entre l’homme et la nature, que la pensée chrétienne tenait pour essentielle ».
En d’autres termes, il dénonce l’universalisme blanc, occidental, teinté de colonialisme racial qui a soustendu, à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, le recours orienté aux civilisations dites « primitives ».
Précisons cependant, que sans accuser Freud directement de ces travers, Lévi-Strauss n’a pas manqué de saluer et de valider le tronc commun de leur entreprise qui a consisté à éclaircir la question de l’apparition et de la structure de la culture humaine d’un point de vue « mentaliste ». D’où leur présence à Fiac. Tous deux ont en effet laissé une sorte de boîte à concepts, de même qu’une certaine poétique, qu’il peut être intéressant de reprendre, voire de mettre à l’épreuve. Ceci, sans vouloir réduire la magie de Fiac à la psychanalyse ni à l’anthropologie structurale. D’ailleurs, l’aventure de Fiac semble bien faire mentir et invalider certaines positions de Lévi-Strauss dont celle-ci : « Si les institutions et les coutumes tiraient leur vitalité d’être continuellement rafraîchies et revigorées par des sentiments individuels, pareils à ceux où se trouverait leur première origine, elles devraient receler une richesse affective toujours jaillissante, qui serait leur contenu positif. On sait qu’il n’en est rien, et que la fidélité qu’on leur témoigne résulte, le plus souvent, d’une attitude conventionnelle ». Mentir, dans le sens où, justement, c’est une nouvelle coutume de cohésion sociale qui est ici revitalisée par la création contemporaine et la participation inventive des individus.
Mais cela allait-il se vérifier et se préciser pour le dixième anniversaire sous le titre assez audacieux, convenons-en, de « Totem sans tabous » ? Tout en évitant le piège du totémisme dénoncé par Lévi-Strauss quand il démontre que la réalité historique de ce concept « se réduit à une illusion particulière de certains modes de réflexion ». Rappelons enfin que Claude Lévi-Strauss a quitté ce monde dans lequel il se sentait si mal à l’aise le 31 octobre 2009. Juste après cette dixième édition de Fiac, qui en quelque sorte, lui rendait une forme d’hommage pour son centième anniversaire. Dommage qu’il n’ait pu assister à ce curieux rituel qui peut-être, aurait pu le réconcilier avec l’esprit de certains de ses contemporains.

Revisiter nos interdits

Les tabous et les interdits sont revenus à la mode. Une littérature féconde et une audience médiatique croissante leurs sont consacrées. Aux trois tabous fondamentaux que seraient le cannibalisme, l’inceste et le meurtre viennent se conglomérer toute une cohorte de nouveaux interdits ou non-dits. La liste est longue, mais citons maladie et la mort, la sexualité et le désir, la collaboration, la guerre d’Algérie, l’argent et la mendicité, la critique de la religion, le politiquement correct etc.
Dans leur structuration ou leurs contenus mêmes, on les considère souvent comme nos meilleurs ennemis.
Par exemple, dans son ouvrage récent, consacré aux tabous et aux interdits Patrick Banon déclare sans ambages à la jeunesse : « Un monde sans tabous serait un monde inhumain ; cependant, il faut en connaître les origines et les significations. Tous les véritables tabous ont un dénominateur commun, celui de protéger le faible contre le fort et de permettre une vie sociale apaisée. N’utilisons donc pas le mot tabou à tort et à travers. Nombre d’interdits prétendent accéder à la dimension d’un tabou. Mais si un interdit encourage l’inégalité entreles hommes et les femmes, caresse le rêve de la supériorité d’un peuple sur un autre ou, pire encore, croit pouvoir décider qui peut vivre ou doit mourir, alors cet interdit est factice. Car les tabous n’ont pour objectif que de tisser un lien entre les hommes, et une frontière entre humains et animaux. […Ils] font partie de l’idée même d’humanité. Ne les regardons pas comme des rites venus d’un autre âge, mais bien comme des aide-mémoire destinés ànous rappeler que nous sommes, avant tout, des êtres humains embarqués sur la même arche de Noé. »
Pourquoi pas ? Dont acte, mais d’autres voix s’élèvent aussi. Comme celle de Florence Samson en introduction de son essai « Tabous et interdits, gangrène de nos sociétés » : « Ainsi bon nombre de points sont tabous au sein de notre société qui se targue de vouloir vivre sans tabous alors qu’elle les fabrique elle-même au gré des époques. En effet, les tabous évoluent en fonction du temps. N’emploie-t-on pas l’expression « autres temps, autres moeurs » ? Celle-ci, à elle seule, résume bien les changements de comportement humain face à l’interdit, notamment envers les tabous féminins. Parfois même, le passé ou les événements de l’actualité contribuent à cette prohibition. Or la France est un pays où les interdits sont une réalité, une gangrène de notre société. » Ces remarques et la démarche de cet auteur nous semblent plus propices à une réflexion responsable (et citoyenne ?) dont l’enjeu est de comprendre comment un tabou peut être créé, ce qu’il recouvre dans un contexte culturel donné, ainsi que ce qui peut être fait pour l’éradiquer. C’est à cette perspective que renvoie le « sans tabous » du générique de Fiac 2009. Un générique qui recouvre aussi un questionnement assez crucial l’art contemporain, alors que les limites de ce qu’il peut montrer ou aborder aujourd’hui, semblent reculer de plus en plus. Poser cette question à Fiac, particulièrement à l’occasion des dix ans, peut apparaître comme assez risqué, dans la mesure où l’on ne se trouve pas ici dans le cadre protecteur du centre d’art, du musée ou de la galerie. En comparaison, Fiac représente un contexte plus ouvert et éventuellement plus sensible, pas forcément propice au développement des fameuses dimensions transgressives ou provocatrices qui stigmatisent souvent la création contemporaine. Si ces dimensions font effectivement partie du rituel de l’art, et a fortiori de « Totem sans tabous », que recouvrent-elles en particulier ? Comment allaient-elles s’exprimer et qu’allaient-elles dire de cette situation très spécifique, ou plus globalement, sur les rapports qu’entretiennent l’art, la collectivité et l’individu ? Loin d’une débauche d’anathèmes ou de blasphèmes, les réponses allaient être à la fois, précises, contrastées, sensibles et délicates, sans forcément rentrer dans le cadre de ce qui est normalement convenu ou convenable.
Peut-être que les questions liées au tabou, à l’interdit et à l’art en cachent d’autres plus subtiles et plus profondes ?
Comme si le débat était ailleurs et à revisiter.

Quand les morts se vengent des vivants

La mort reste l’un des principaux sujets tabous de nos sociétés occidentales modernes. Un sujet qu’il est difficile d’aborder et de surmonter pour soi comme pour les autres. Depuis longtemps, la mort ne fait plus partie de la vie, et ce n’est pas qu’un euphémisme. Pourtant, penser la mort, participe d’un art de vivre partagé par nombre de philosophies et de cultures à travers le monde et le temps. Toutefois, la mort est diabolisée, reléguée, déléguée, différée, anxiogène, inacceptable et finalement oubliée. Mais ce tabou n’en cache-t-il pas un autre ?
Notamment celui de la vie après la mort, de la survivance et de l’acceptation du départ des défunts ? Bien que refoulé par la plupart des cultures monothéistes, ce sujet reste sous-jacent et bien présent. En témoignent les multiples « exorcismes » à travers la littérature ou le cinéma fantastique, voire plus récemment le « revival » des tendances gothiques ou des pratiques liées à l’ésotérisme et l’occultisme. Ces phénomènes sont peut-être à considérer comme autant de réminiscences du culte des ancêtres ou des esprits, largement éradiqués dans l’occident chrétien, mais restent toujours vivaces dans certaines cultures dites premières, avec leurs rituels d’invocations et de gestes réparateurs destinés à libérer les morts comme les vivants.
Deux artistes au moins ont oeuvré dans ce sens. À l’entrée du village, le chorégraphe François Chaignaud, a mis en scène sous la forme d’une installation et d’une performance vocale, cette dimension, en allant retrouver derrière les murs de l’appartement de Naomi Burlet, le contact avec toute une population de disparus : « les milliers de cadavres qui trépignent derrière nos cloisons ». Nos lieux de vie, nos imaginaires comme nos histoires personnelles, ne sont-ils pas, en effet, constitués des strates successives de ces vécus oblitérés ? Cette curieuse sensation enfouie au plus profond de nous, était réveillée par le chant lancinant de François Chaignaud, logé dans une sorte d’échauguette, sous les traits d’une apparition angélique, en vocalisant ces paroles du chansonnier Jean Tranchant.
Pourquoi sèmerions-nous du blé
Que les canons viendront couler
Lorsque le sang devient engrais
Il ne pousse que des cyprès
Et Rantanplan
Et Rantanplan
Les morts se vengent des vivants
À l’extérieur du village, chez Maïté et Jean-Pierre Huc, la double proposition de Sophie Dubosc faisait curieusement écho à cette introduction initiatique. Ses deux interventions sur le mur-pignon d’une ancienne grange et dans les auges d’une porcherie moderne à l’abandon, ont elles aussi réveillé certains esprits. L’artiste a elle-même, envisagé ses oeuvres sous l’angle de gestes libérateurs et réparateurs. Avec « Les emmurées », le premier a consisté à disposer dans les trous de boulin de la façade de la grange, des extensions de filasse de chanvre faisant penser à des chevelures féminines, dont les têtes et les corps seraient restés prisonniers de la muraille. Agitées par la brise, ces chevelures donnaient une curieuse sensation de vie et de trépas entremêlés. Pour ne pas dire d’outre monde. Dans la porcherie, l’artiste a simultanément ouvert les barrières et servi une sorte de dernier repas perpétuel aux animaux absents. Le travail de Sophie Dubosc, reconnu et apprécié pour ses accents surréalisants, prenait ici une dimension assez troublante. Métaphoriquement et concrètement, François Chaignaud et Sophie Dubosc ont ainsi magnifiquement introduit et incarné l’une des dimensions envisagée par « Totem sans tabous » et que le chorégraphe exprime ainsi : « nous avons essayé un art de mort-vivant qui aurait la permanence de ce qui est défunt ». En allant extirper ce qu’il y avait derrière les murs, ils ont engagé le visiteur à aller chercher et revitaliser au plus profond de lui-même ce qui ressort de l’oubli et du refoulement.

Secrets de famille

L’une des particularités de Fiac tient au fait que les artistes interviennent pour la plupart dans le contexte de l’intimité psychique et physique du cadre familial. Quelle famille n’a pas ses secrets ? Bien souvent la famille est le lieu du non-dit, entretenu à travers les générations. Petits ou grands, secrets et non-dits sont pourtant susceptibles d’occasionner de lourds conflits familiaux ou individuels. Or on le sait bien, en famille comme en société, toute vérité n’est pas bonne à dire. Mais les secrets sont difficiles à garder. Malgré le silence, ils ont une fâcheuse tendance à sourdre et à transpirer des comportements et la plupart du temps, d’une manière ou d’une autre, à éclater au grand jour.
Le secret est contagieux et il peut transmettre la souffrance en héritage. Pour autant, briser la loi du silence et révéler un secret ne permet pas forcément d’en guérir. Qui plus est quand il s’agit de secrets dits « nocifs » ou « toxiques » qui nécessitent un long processus de prise de conscience, assorti d’un exercice subtil de la parole et de la communication.
Comment les artistes allaient-ils réagir à cette complexe alchimie familiale du secret et du non-dit dans le cadre de « Totem sans tabous » ? Trois d’entre eux, Virginie Barré, Valérie Ruiz et Myriam Méchita associée à Chloé Mons, ont vécu cette aventure sans pour autant trahir les situations et les hôtes qui les recevaient.
Bien au contraire. Virginie Barré a rencontré Monique, nouvellement installée dans un petit chalet en bordure du golf de Fiac, après qu’elle ait dû quitter sa maison dans le village. Monique lui a conté son histoire, « presque un secret », et lui a prêté son modeste logis. En réponse, l’artiste lui a offert une effigie d’enfant flottant et virevoltant dans les airs au-dessus du toit de la maisonnette. L’enfant semble grimper au ciel, il remonte le fil d’un lien concret et symbolique qui relie le toit du chalet à un grand ballon gonflé à l’hélium. Virginie Barré lui a aussi dédié une chanson, la « Berceuse » de Françoise Hardy où il est question de sommeil, de rêve, de bonheur, d’amour, d’apaisement et d’enchantement. D’un monde où les contes de fée peuvent devenir réalité et où la vie reprend son cours. Nous n’en saurons pas plus. Le mystère demeure, mais gageons que le non-dit, sans doute lié à une souffrance, aura trouvé ici une forme de résolution. C’est ce que laissait supposer en tout cas la relation complice, teintée d’affection qu’ont laissé entrevoir l’artiste et son hôtesse. Un secret a sans doute été partagé.
La proposition de Valérie Ruiz avait pour cadre une famille venant de s’installer dans l’une de ces nouvelles maisons de constructeurs qui surgissent çà et là dans le paysage autour de Fiac. Là aussi, il a été question d’une effigie d’enfant qui est apparue dans la chambre à coucher parentale. L’artiste a conçu un couvre lit au motif des sucreries de noël représentant un nouveau-né dans les langes. Une sorte de jésus « sans la vierge » que l’on pouvait déguster à l’entrée de la maison. Autour du lit, elle a aussi organisé un dispositif associant une vidéo, un vase et un plateau proposant des offrandes de pétales de roses rappelant formellement l’image de la matrice génitale maternelle. Malgré les silences et les non-dits, l’artiste semble avoir tiré parti de la situation au profit de son propre secret. Celui de son énergie créatrice qui s’est ressourcée ici au contact d’une famille.
Comme si elle avait invité chez eux, sa famille d’accueil à partager ce mystère.
C’est aussi dans une chambre à coucher que sont intervenues l’artiste Myriam Méchita et la chanteuse et comédienne Chloé Mons. Dans cette chambre, l’artiste a disposé un ensemble d’objets sur le lit, des crânes translucides, des cristaux en larmes de quartz et des chaînes. Le tout évoquant une sorte de carte du Tendre représentant le territoire de l’amour et la quête de l’autre.
Le spectateur ne pouvait accéder à cet espace, mais assistait par la fenêtre à une performance quand Chloé Mons venait interpréter la « Lettre à l’inconnu », conçue pour l’occasion. Dans un temps et un espace suspendus, le texte et l’installation semblaient invoquer l’abandon à un amour absolu et universel. Dans cette sorte de vertige désorienté, comment ne pas penser à une histoire de famille, celle de Chloé, qui quelques semaines plus tôt venait de perdre son conjoint Alain Bashung. Ce qui n’était un secret pour personne. Juste un non-dit, dans le texte, au service d’un véritable moment de grâce.

La sacré en question

Comment ne pas aborder la question du sacré à l’occasion de « Totem sans tabous ». Ces deux concepts y sont intimement liés. Mais quelle réalité recouvre t-elle au-delà de ses acceptions religieuses ?
Dans les civilisations dites « primitives », le totem est sacré car il identifie une espèce naturelle à une ancêtre mythique. Fondement de l’institution du groupe, il est craint et respecté comme exigence d’organisation sociale. D’un point de vue psychologique, les totems sont aussi des liens vers notre univers intérieur, de même que les reflets de notre personnalité à un moment donné.
Ils sont comme un miroir montrant nos qualités et nos défauts, montrant pourquoi nous sommes ce que nous sommes, et ce dont nous avons besoin pour progresser.
Les totems nous révèlent donc notre potentiel profond.
Ils nous aident à l’éveiller et à l’exprimer, pour nous mêmes comme pour les autres.
Le concept de tabou (issu de la culture polynésienne) est synonyme de la dimension sacrée. Dans la littérature ethnologique, il désigne une prohibition dont la transgression entraîne un châtiment surnaturel. On peut dire qu’il s’agit d’une forme négative du sacré s’appliquant à toutes les interdictions, d’ordre magique, religieux ou rituel, quels que soient le peuple ou la culture qui formule l’interdit.
Qu’en est-il du sacré aujourd’hui, a fortiori quand il est question d’art contemporain, alors que tout un pan de son histoire récente a milité pour une désacralisation de sa pratique et de sa réception ? Dans l’art contemporain, le sacré est devenu une sorte de tabou. Dès lors comment les artistes allaient négocier cette invitation paradoxale à Fiac ?
Pour Marie Maquina, originaire d’Amérique Latine, la question ne pose pas problème. La dimension sacrée fonde sa culture originelle dans laquelle des formes primitives cohabitent avec des formes religieuses occidentales. Ce syncrétisme toléré par l’église catholique après de multiples tentatives d’éradication a permis de sauvegarder tout un pan de la culture humaine.
L’espace où elle est intervenue à Fiac lui a justement rappelé les maisons rurales et les « chapelles » où cohabitent différentes formes cultuelles. C’est ce qu’elle a évoqué en concevant une installation utilisant les motifs du chapelet et de la fleur d’arum. L’utilisation combinée de la cire, de la croix, et de crânes, revendiquant sans détours et sans tabou les dimensions du mystère et de l’étrange. C’est dans l’exubérance et l’outrance chargée d’ironie que Cédric Tanguy reprend les codes et la rhétorique de la religion catholique. S’identifiant à un pieu Saint, il va jusqu’à confesser le pêché d’hérésie et de sacrilège.
Il est vrai que les trois photomontages réalisés sur place détournent les canons de l’imagerie religieuse de la descente de croix, de la décapitation ou du pêché originel à travers son interprétation d’Adam et Eve croquant la pomme. Le tout sur fond de ciel tourmenté en noir et blanc. Tel un supplice, l’invitation à participer à « Totem sans tabous » l’aurait contraint à « transgresser l’interdit, l’intangible et l’irrévocable ». Au-delà de ces stigmatisations et de ces récriminations de bon aloi, Cédric Tanguy fait indéniablement partie de ces artistes qui renouvellent l’imagerie contemporaine en exacerbant ses fondements et leurs interdits. Un peu à la manière des peintres baroques pour qui les églises et le credo biblique ont été des prétextes à un renouveau de l’art de leur époque. Bruno Peinado lui aussi a joué avec l’ordre du sacré mais sur un registre différent. Son intervention s’est organisée sous la forme d’un diptyque de sculptures assez iconoclaste en renvoyant à deux figures majeures et sacralisées de l’histoire de l’art. D’abord en référence à Marcel Duchamp avec « Etang Donné » et la réalisation d’un jet d’eau sur le plan d’eau d’une maison à l’architecture contemporaine. Ensuite avec la reconstitution du complexe de mégalithes de Stonehenge à l’aide de balles de foin. Ces deux interventions monumentales ont décrit une parenthèse spatiale, temporelle et poétique à l’intérieur de laquelle l’artiste a proposé un télescopage détonnant. Adepte de la diversité culturelle et coutumier des mixages entre domaines sacrés et domaines profanes de l’art, il a ainsi incarné l’une des grandes forces de la création contemporaine. Pour ne pas dire l’une de ses figures totémiques.

Nourriture, désir et cannibalisme

Chez Freud, la trilogie taboue inceste/meurtre/cannibalisme, à l’origine du passage de l’état de nature à celui de culture, est associée au repas totémique. Ce repas garderait la marque de notre différenciation de l’état « animal » ou primitif.
Le repas totémique correspondrait au moment terminal de la geste Oedipienne. Non content d’avoir tué le père pour briser son monopole de reproduction, le groupe le dévore lors d’un banquet rituel collectif. Pris de remords après une prise de conscience du caractère doublement sacrilège de leur acte, à la fois meurtrier et cannibal, les fils auraient élevé un totem à la figure du père. Le sacrifice rituel d’animaux et le repas correspondant, se seraient par la suite substitués à cet épisode, tout en assurant la cohésion du groupe autour du culte de la mémoire de cette triple prohibition. Bien que cette vision de l’origine de la civilisation ait été largement critiquée comme étant obsolète, on peut en trouver de lointains échos dans « Totem sans tabous ».
Le duo des jeunes artistes Butz & Fouque, récemment apparues sur la scène de l’art avec leur images sucrées empreintes d’érotisme, s’est en quelque sorte offert en sacrifice aux visiteurs de Fiac. Dans l’ancienne épiceries du village, elles ont choisi d’exposer une série d’images spécialement conçues pour l’occasion, où leurs corps recouverts de bonbons et autres friandises sont symboliquement proposés à la vente et visuellement offerts à la consommation. Ce « lèche vitrine », cette invitation à « manger » et à « choisir » sont envisagées par les artistes comme une évocation de la transgression du tabou du désir. Sauf que ce désir peut se transformer en répulsion face au caractère étrange de ces figures humaines, transformées en sortes de chimères acidulées.
Une autre repas totémique a été proposé, bien réel cette fois, avec le projet de Sabine Anne Deshais, pour la soirée d’inauguration de « Totem sans tabous ». L’artiste a pris en charge la conception et l’organisation du rituel du repas du vernissage. Intitulée latitude 44° cette proposition s’articule sur la horde, le campement, le repas, le festin et l’exotisme. Elle repose sur une implication du corps dans l’acte de se nourrir puisque les convives installés à table sous des tentes, n’ont ni couverts, ni assiettes. Disposés au centre des tables les mets sont à consommer avec les doigts dans un rapport direct à la nourriture. Les restes et les reliefs de ce moment seront laissés visible quelques temps sous forme d’installation.
Ici, l’artiste a proposé aux convives de jouer avec la jouissance de la pulsion du désir qui a été mise en scène et vécue en aparté des conventions sociales et culinaires.
Mais laissons les derniers mots à Freud et à Lévi-Strauss.
Pour Freud le repas totémique atteste que « La société repose désormais sur un crime commis en commun; la religion, sur le sentiment de culpabilité; la morale sur les nécessités de cette société d’une part et sur le besoin d’expiation engendré par le sentiment de culpabilité d’autre part ». Pour Lévi-Strauss, il est essentiellement « L’expression d’un désir de désordre ou plutôt de contrordre ». Mais n’oublions pas que les non-dits restent les maîtres silencieux de nos destins. À moins qu’à Fiac l’interdit qui pèse sur leurs mystères et leurs secrets, ait été en partie levé grâce à « Totem sans tabous ».

Pascal Pique